Lise Demailly « Groupes professionnels et pilotage des politiques publiques », Revue française des affaires sociales 4/2001 (n° 4), p. 123-125.
URL : www.cairn.info/revue-francaise-des-affaires-sociales-2001-4-page-123.htm.
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Professeur de sociologie à l’université de Lille I, membre de l’IFRESI-CNRS. Elle travaille en sociologie des groupes professionnels, notamment dans les domaines de l’éducation, de l’administration scolaire et de la santé mentale.
Il existe une certaine vision de la place des groupes professionnels dans l’administration, vision qui n’est pas que du passé, parce que l’administration ne l’a pas complètement dépassée.
2 Selon cette vision, les groupes professionnels sont ou devraient être purement et simplement des moyens, des instruments, des outils, de la politique publique ; l’État, confronté à un problème, définirait pour le traiter une place dans la division du travail politique ou administratif ; il imaginerait un faisceau de tâches et de compétences spécialisées qu’un groupe professionnel ad hoc pourrait se charger de mettre en œuvre. Ce groupe devrait ultérieurement changer et « se moderniser » quand, en fonction de l’évolution des problèmes, hiérarchie ou tutelle le lui enjoindraient, sinon, il pourrait légitimement être accusé de « résistance au changement ».
3 Or cette vision des choses, encore influente dans l’administration, est totalement simpliste, tous les intervenants ont été clairs sur ce point. Elle n’a rien à voir avec les processus de travail réel, pour deux séries de raisons : des raisons qui tiennent à la tutelle ou à la hiérarchie et à leur manière de formuler les missions des groupes professionnels, des raisons qui tiennent à la nature même des groupes professionnels.
4 En ce qui concerne la tutelle, le schéma rationaliste et fayolien ne marche pas parce que, la plupart du temps, les tutelles formulent des injonctions qui sont soit instables, soit contradictoires, soit confuses, soit absentes, soit non applicables. C’est à travers ce point de vue que l’on pourrait relire la série de communications qui nous ont été proposées.
5 • Instables : l’exposé de F.-X. Schweyer le montre en parlant de dissonances quant à la conception des métiers.
6 • Contradictoires : on peut reprendre l’exemple cité dans la précédente table ronde, de D. Monjardet analysant la police et montrant qu’il y a une contradiction entre injonction à l’îlotage et d’autres injonctions données dans la police.
7 • Confuses : les idées « d’argumentaire insuffisant » et de confusion reviennent dans plusieurs travaux.
8 • Absentes : je vais prendre un exemple dans l’Éducation nationale avec un bel objet qui est étudié actuellement par les juristes, le cas du foulard islamique. Sur cette question, l’État central s’est débrouillé pour que tous ses textes aboutissent à une absence d’injonction en sorte que les établissements publics doivent régler localement le problème.
9 Et enfin,
10 • Déconnectées du réel, manquant de pragmatisme et de réalisme : avec des injonctions comme les RMO dont A. Ogien analyse l’échec.
11 Les groupes professionnels sont donc amenés par la force des choses à une intense activité d’interprétation qui les éloigne fortement d’une hypothétique place de courroie de transmission des politiques publiques.
12 Par ailleurs, ces groupes professionnels ont une autonomie et des marges de manœuvre importantes en tant qu’acteurs, comme tout acteur social.
13 La communication de J. Magaud le montre en ce qui concerne les acteurs professionnels individuels. Les individus développent des réseaux, des ressources, ils ont des trajectoires de recrutement et de formation qui influencent leurs pratiques. Les institutions de formations ont aussi construit une autonomie.
14 Ils disposent aussi d’une autonomie en tant qu’acteur collectif. Cet acteur collectif est segmenté, partagé par des positions diverses (R. Bercot). Dans le cadre de cette autonomie, les agents développent des positions, des conceptions, sur le rôle de la profession, sur la politique publique, sur le fonctionnement de l’organisation et de l’administration, sur le rapport aux usagers et sur les outils et les savoirs utiles.
15 Prenons donc acte du fait que les groupes professionnels ne sont pas de purs moyens mais des acteurs à part entière qui contribuent pleinement à l’invention des orientations des politiques publiques et à la définition de leur mise en œuvre.
16 Cela soulève deux questions.
17 • Première question :
18 Dans le cadre de la modernisation de l’État, ces acteurs vont-ils voir croître leur autonomie professionnelle ? Est-il souhaitable qu’ils le fassent ? Je ferais ici un point sur la notion de professionnalisation, très employée dans les travaux sur les groupes professionnels en général, ici aussi, et notamment dans l’exposé de V. de Luca. Cette notion de professionnalisation, pourtant dans le fond assez confuse dès lors qu’elle n’est pas explicitée, est souvent employée avec des connotations très positives, comme si toute professionnalisation des professionnels entraînait des conséquences favorables pour la mise en œuvre des politiques publiques et pour les usagers des administrations publiques.
19 Pour ouvrir le débat, je voudrais souligner que les choses ne sont pas si simples. La professionnalisation signifie bien sûr, l’accumulation de compétences spécialisées et rationnelles, la création de mythes mobilisateurs qui permettent aux professionnels d’assurer le quotidien de leur travail. C’est aussi, selon des modes de structuration divers, le développement d’une capacité de propositions vis-à-vis de l’extérieur. Mais, en tant que processus d’augmentation de l’autonomie professionnelle et donc des capacités d’autoprotection, cela peut être aussi une nombrilisation, le développement de stratégies catégorialistes, une défense hermétique par rapport au point de vue de l’usager et un éloignement par rapport à l’esprit de service public.
20 • Deuxième question :
21 Quel pilotage pourrait être adapté, non plus au mythe de la courroie de transmission, mais à une prise en compte réaliste du rôle propre des groupes professionnels dans la définition des politiques publiques ?
22 Le système d’action actuel, décrit dans de nombreuses contributions, fonctionne essentiellement aux rapports de forces et/ou au marchandage. On a parlé dans la table ronde de rapport de domination symbolique, d’empilement, d’émiettement, de jalousies de territoire (R. Bercot), d’alliances réussies, d’alliances ratées, de marchandage, d’un peu de hiérarchie et de beaucoup de hasard, et finalement de « chaos » (J. Magaud).
23 Ce système d’action devrait sans doute et petit à petit laisser la place à un autre, à un autre mode de pilotage, et c’est peut-être là la question centrale vers laquelle converge l’ensemble des communications de cette table ronde.
24 Dans cet autre pilotage, dont l’utopie est dessinée en filigrane, ce seraient la coordination et la coopération qui organiseraient les relations entre divers groupes de professionnels, entre professionnels et tutelle, professionnels et hiérarchie, professionnels et usagers ; la coopération et la coordination prédomineraient comme mode de travail, dans une orientation qui serait celle de la démocratie, de la qualité et sens du service public.
25 De mon point de vue, pour cela, réponse devrait être trouvée à trois questions :
- quelles seraient les formes de travail collectif qui permettraient aux groupes professionnels de l’administration ou de la péri-administration d’aider les hiérarchies et les tutelles à former et formuler des injonctions moins chaotiques, moins instables et moins confuses dans les services publics ? (M. Bauer a esquissé une piste en parlant de la nécessité d’utiliser convenablement les ressources dirigeantes) ;
- comment les groupes professionnels pourraient-ils, tout en se professionnalisant, garder contact avec les points de vue des usagers et des profanes ? C’est-à-dire construire des registres d’actions qui, tout en opérant des rationalisations, des procéduralisations et des montées en généralité, restent capables de ne pas se déconnecter du réel et de viser une qualité du service offert aux usagers ;
- comment les groupes professionnels pourraient-ils préserver, malgré les urgences de l’action et des injonctions, une nécessaire capacité d’interrogation sur eux-mêmes, une capacité de réflexion, d’auto-évaluation, ce qui convoque sans doute la question des lieux et du temps pour ce faire et celle des modalités de travail avec les chercheurs ?