Agent communal chargé des populations démunies et des personnes âgées

Michel 45 ans ; employé dans le centre communal d’action social d’une mairie d’une commune de 15000 habitants de la Région parisienne, chargé de la population la plus démunie : les SDF, les femmes en difficultés, les vieux, les immigrés

 

Quand vous entendez l’expression SANTÉ MENTALE qu’est-ce que cela évoque pour vous ? Qu’est-ce que la santé mentale ?De quoi dépend une bonne santé mentale ?

Paradoxalement, je sais que dans un dispensaire de « santé » mentale on soigne les « maladies » mentales. En santé physique, il y a des repères et ce n’est même pas évident à définir.

Il faudrait donc inventer un autre terme parce que mental renvoie au dysfonctionnement de la pensée, à la folie. Pour moi il n’y a pas de bonne santé mentale ; on est parfois en bonne forme et parfois en mauvaise. C’est trop simple de dire celui-là est fou, celui là n’est pas fou ; s’il y avait une bonne et une mauvaise santé mentale ce serait vachement facile. Mesurer le mental n’a pas de sens pour moi. On ne peut pas avoir un 39° de santé mentale, et cliniquement ça ne se soigne pas.

Quels sont, selon vous, les problèmes responsables de mauvaise santé mentale les plus importants de notre société ?

Les conditions de vie : l’habitat, le bruit, pouvoir dormir tranquillement, les conditions de travail, de transport, les relations humaines – plus ou moins dures -, le degré de plaisir, de désir que l’on s’octroie – il y a des gens qui s’ennuient tout le temps -, le saccage de l’environnement écologique.

Quels sont les problèmes spécifiques à votre profession qui peuvent mettre en péril la santé mentale ? Et quelles mesures pourrait-on prendre pour améliorer les conditions de travail ?

J’ai en charge les populations les plus démunies de la commune : les SDF, les familles, les femmes en difficultés, les vieux, les immigrés avec ou sans papiers ; je gère leurs problèmes administratifs, leur survie, au jour le jour.

En réalité on ne peut rien, ou presque rien, pour ces populations sauf faire de l’à-peu-près et pour moi c’est une souffrance quotidienne. Je vais commencer par les sans-papiers. Les situations sont rigoureusement kafkaïennes.

Je pense à cette mère seule avec une petite fille. Elle voudrait travailler. Elle ne peut pas parce qu’elle n’a pas de papiers et si elle n’a pas de travail elle ne peut pas obtenir de papiers, de sorte qu’elle ne peut avoir ni allocations familiales ni logement.

Elle s’est fait battre par son mari et on ne peut pas la mettre dans un foyer car elle n’a pas de papiers, pas d’allocations, pas de travail. En plus de mon impuissance, la souffrance qu’elle vit, je la porte.

En ce moment je suis une femme qui vient tous les matins à 9h. C’est une souffrance ambulante que je me tape au saut du lit avec le café crème. Tous les matins je lui donne une raison “ d’avancer ”, la même que la veille.

Continuons par les SDF, ou plutôt les zonards. Les très jeunes zonards je ne les vois pas, ils voyagent. Ceux dont je m’occupe sont des SDF sédentaires et ils ont tous moins de quarante ans.

Quand j’ai commencé ce travail, il y a une quinzaine d’années, j’avais des idées toutes faites, par exemple, je faisais des “ opérations couvertures ”. J’étais choqué parce que les mecs les jetaient quand elles étaient mouillées, jusqu’à ce que je comprenne qu’on ne peut pas faire sécher une couverture quand on vit dehors.

A part ça, les SDF sont incapables de se prendre en charge. La plupart sont alcooliques, donc la seule chose à faire pour eux c’est veiller à ce qu’ils ne se fassent pas écraser en traversant la rue ou qu’ils ne prennent pas feu quand on les a mis dans un logement.

Je n’ai jamais vu un SDF se remettre à bosser, mais dans la tête de l’élu, et le discours officiel, c’est : il faut réinsérer. Ca fait longtemps que j’ai compris que l’objectif n’est pas de les refaire travailler. Ils ne peuvent pas, ils sont trop cassés.

Moi je suis content quand ils arrivent à vivre avec leur RMI, à ne pas le dépenser avant le 5 du mois, qu’ils ne dorment plus dans la rue et qu’ils ont accès aux soins.

A propos de RMI, il faut savoir aussi que si un SDF fait un dossier, il ne peut pas aller à la CAF chercher son relevé. Il ne faut pas se la jouer : « tant que tu n’auras pas été à la CAF, que tu ne te seras pas pris en charge toi-même etc…”

Ca ne sert à rien. Pour avancer il vaut mieux faire les démarches administratives à leur place, on gagne du temps.

Mon travail consiste aussi à leur trouver un logement passerelle, intermédiaire entre les bois et une HLM.

Ces logements ont été donnés à des associations pour en faire des logements temporaires. Seulement une fois que le SDF y est installé, il n’en sort plus car pour des raisons administratives, il ne peut pas accéder aux HLM.

C’est génial !

Accordé pour six mois, le logement devient définitif, sauf dans de très rares cas où la personne est momentanément en situation de rupture familiale, ou de boulot et a encore du punch etc.

S’il s’agit de zonards on ne les sort plus.

Beaucoup d’associations d’obédience religieuse les prennent en charge et tentent de les intégrer mais attendent en retour une certaine « obéissance ». Moi je n’attends rien d’eux.

Des mecs qui ont passé quinze ans dans les bois, il faut voir ce que c’est au niveau de l’hygiène, de la défonce. Quand ils piquent des colères, ils cassent tout ; mon travail consiste donc à les installer quelque part, les suivre, bref à les aider à survivre, à comprendre et à accepter qu’ils se « débrouillent » en commettant de petits larcins minables Normalement il faudrait que je les signale à la police mais je n’ai pas un discours de fonctionnaire alors parfois je me fais engueuler.

Vouloir les remettre dans le système est un leurre. Il ne faut pas croire que les SDF sont idiots, ils savent où ils vont. Ils se sont inventé une autre vie. Ils sont devenus zonards en raison de ruptures familiales ou de la mort d’un enfant.

Un jour ils sont partis. Sans retour.

Ils zonent et la plupart regrettent d’être mis dans un logement, de ne plus voir les étoiles filantes, la neige tomber, le ciel d’été, les grands feux avec les potes.

Ils sont devenus autres et ils explosent entre quatre murs et certains repartent.

La souffrance vient aussi du manque de moyens ; nous n’avons aucun moyen et l’administration est une machine qui est d’une bêtise à un point que l’on n’imagine pas.

La stupidité des fonctionnaires des collectivités territoriales – les petits chefs – qui ne se posent jamais la question de savoir si on peut ou non aménager quelque chose de plus intelligent.

En plus il y a l’incompréhension des élus. Financièrement dans l’ensemble, ceux-ci ne sont pas à plaindre, et ils ne s’imaginent pas comment on vit dans la misère. Ils ne conçoivent pas certaines situations et des gens comme moi sont des emmerdeurs car on ne fonctionne pas à la virgule administrative.

Par exemple je suis des familles qui depuis plus de cinq ans sont inscrites sur la liste de distribution des denrées alimentaires et elles n’en sortiront jamais. On se pose la question de savoir si “c’est bien “ de les laisser sur la liste alors que c’est le seul moment où les gosses bouffent à leur faim. Pour les élus on ne doit pas pérenniser une situation.

Du boulot pour ces familles il n’y en a pas et il n’y en aura jamais pour eux.

Dans notre système il n’y a plus de places pour des gens un peu largués : trop vieux, trop alcoolos, sans compétences vendables, incapables de se présenter à un employeur, d’aligner trois phrases etc.

A la limite il faut les tuer, ou les lyophiliser mais il faut les sortir des listes.

Si on ne peut pas faire rentrer les gens dans des cases il faut les dégager. La seule chose à faire est de justement pérenniser la situation et de faire un travail d’accompagnement.

De même, concernant les achats des denrées alimentaires. Récemment, on m’a reproché par exemple d’acheter des fraises – que j’avais eues à moitié prix – ; il faut donner de la nourriture qui “ tient “ au corps, des pâtes, du riz, des bananes mais rien qui puisse être un luxe, même une fois par an !

Pour mettre un bémol, je dirai que l’élu aux affaires sociales est, quand même, « intéressé par », dans le style “ on va sauver des gens “, par contre, il ne connaît strictement rien aux problèmes mais néanmoins on te dit ce qu’il faut faire.

La brave dame, élue, qui a fait quatre ou cinq enfants, sait a priori comment il faut gérer les familles en difficulté ; elle a la science infuse sur les questions d’éducation des enfants. Ca aussi c’est une souffrance car je suis perpétuellement en situation conflictuelle.

J’en arrive au pire : la souffrance des vieux, ils sont extraordinaires, les vieux, ils ne sont pas dupes, ils savent où ils vont.

Il n’y pas d’issue mais globalement ils l’acceptent parce que c’est “comme ça”.

La machine du temps est dure à supporter, quand tu vieillis. C’est dur car tu sais que tu te rapproches de la fin.

C’est ma fin aussi que je vois à travers eux. Je suis athée, mais il m’arrive de leur demander s’ils sont croyants et la parole d’amitié, de soulagement, de compassion, appelons ça n’importe comment, je la cherche avec eux dans la religion.

Il y a des vieux tellement désespérés que je me dis « il faut que je fasse quelque chose, sinon ils vont se jeter sous l’autobus…. » et après tout, pourquoi pas ; la seule chose que je puisse faire c’est les accompagner s’ils ont décidé d’arrêter.

C’est leur droit et je le respecte car je suis qui, moi, pour leur dire ce qu’il faut faire ou ne pas faire !

J’ai des vieux qui me disent « Michel, si je suis malade je veux qu’on me tue » et je ne vais pas leur faire un discours sur la religion, la loi, ou je ne sais quoi. Je chemine avec eux. J’ai des dernières volontés dans le tiroir de mon bureau.

On peut m’appeler à trois heures du matin chez moi. On peut aussi me proposer d’être le légataire universel car ils n’ont pas vu leur fils ou leur fille depuis vingt ans qu’ils me chargent d’ailleurs de retrouver.

On peut me charger de mettre des fleurs sur la tombe du conjoint après la mort.

Je suis aussi devenu un spécialiste des messes d’enterrement, parfois trois fois par semaine ! Je sais à quelle heure exactement je dois y aller – à la bénédiction du corps à 11h35 -.

En plus du boulot administratif qui consiste à être présent, je dois faire le boulot avec moi-même car je vais accompagner ma vieille copine ou mon vieux copain jusqu’au bout. C’est très dur à vivre pour moi.

Le discours officiel de l’administration est qu’il faut garder ses distances, mettre des barrières. Le grand reproche que l’on me fait c’est de travailler à l’affectif.

Mais ça m’est égal car le fondement de notre boulot c’est justement le relationnel, la convivialité alors quand ils meurent on en prend plein la gueule.

Pour améliorer, l’idéal serait d’être « reconnu ». Dans le système hiérarchique, je ne suis rien mais on me demande beaucoup et sans aucune reconnaissance de mon “grand” chef qui ne s’adresse à moi que par l’intermédiaire de mon chef de service.

Le système est totalement cloisonné. On est sur le terrain, on voit les problèmes, on a peut-être les solutions et on n’a aucun pouvoir de décision. Je suis en « bout de chaîne » alors que c’est moi qui connais les gens et les problèmes. Il y a des tâches nobles dans une mairie et des tâches pas nobles.

De tous ces malheureux, il n’y a guère que les vieux qui soient considérés car ce sont des électeurs et une élection se joue souvent à cinq cents voix.

Pour améliorer il y aurait aussi un gros effort de gestion à faire, et des économies, par exemple en payant vite les fournisseurs qui sont obligés de gonfler leur prix car ils sont payés au bout d’un an.

Constatez-vous des problèmes de souffrances psy ? Parmi vos collaborateurs, vos collègues ? Quels sont les “ clignotants “ qui vous alertent ?

L’accueil à la mairie est le lieu où arrivent toutes les angoisses, l’agressivité et la détresse. Il faut donc, à ce poste, des gens hyper motivés.

Or les employés chargés de l’accueil ne sont formés, ni à l’écoute ni à l’accueil. Si un vieux vient me parler de son chat malade, je sais qu’il veut me dire autre chose mais à l’accueil ils ne savent pas.

C’est un poste très sensible, et soit, la personne à ce poste s’en fout royalement et elle survit sinon…… Ca se traduit par des arrêts de travail, des crises d’angoisse, de larmes ou de fuite ; elle peut disparaître trois quarts d’heure pour aller porter une feuille, on ne sait où…

En plus, ces employés chargés de l’accueil ne sont ni « considérés » ni reconnus, un peu méprisés même, donc ils finissent par s’en foutre pour se protéger.

On a bien une psychologue ; j’y suis allé une fois, je n’y suis plus retourné. Elle est payée misérablement et donc nous n’avons pas pu nous offrir du haut de gamme.

Les filles en ressortent complètement malades. Elle fait sortir des « choses », mais ensuite apparemment elle ne sait plus quoi faire pour les « ranger » ou les « mettre en ordre », et finalement, elle n’est d’aucune aide, au contraire. On en ressort pire qu’on y est entré.

Quand on lui demande des solutions elle vient avec des photocopies de bouquins ! Malheureusement tout le monde est obligé d’y aller. Ce sont essentiellement des groupes dits de débriefing, jamais d’entretiens individuels ni de groupes à l’extérieur, des fois qu’on rencontrerait des gens d’une autre commune.

Quel est le rôle du psychiatre, du psychologue, du psychanalyste ?

Le psychiatre : c’est quelqu’un qui n’a pas fini son analyse.
Le psychanalyste : c’est un médecin qui a fait une analyse.
Le psychologue : il ne peut pas faire d’analyse, il est pas tout à fait un thérapeute.

Si vous étiez en état de grande souffrance psychologique, qui iriez-vous voir en priorité ?

Je n’irai voir aucun des trois, j’irai voir mon médecin habituel avec qui j’ai une bonne relation. S’il m’envoie ailleurs j’irai, mais c’est lui qui choisira le psy.

On bâtit une relation avec son médecin ou avec son psy, basée sur la confiance, la convivialité, le respect mutuel, la reconnaissance aussi.

On ne peut pas aller voir un psy « comme ça.. ». C’est comme les plombiers, ils ne sont pas tous compétents et il y a beaucoup de blaireaux dans la profession.

Propos recueillis par Natalie Alessandrini-Leroy.