Par le Dr Claude Leroy.
Il m’a semblé utile de présenter une vue synthétique des relations de l’homme avec son environnement en développant les processus de la construction du réel par le sujet.
En effet, il est difficile de trouver une cohérence entre les diverses spécialités scientifiques qui s’intéressent à cette thématique.
Ceci laisse beaucoup de place à des interprétations erronnées et à de la pensée magique.
Ce texte est donc là dans un but pédagogique et de prévention.
Naturellement, il peut contenir des erreurs ou oublier des connaissances récentes. Je serai reconnaissant aux lecteurs de me signaler d’éventuelles erreurs afin de les corriger.
PREFACE
La base de données « le labyrinthe de la vie » et son texte de repérage « le fil d’Ariane », ainsi que les annexes : schémas, vidéos, bibliographie, représentent une synthèse de mes activités pendant ma vie active.
Il s’agit de recherches et d’observations en tant qu’expérimentateur dans mon laboratoire d’éco-éthologie humaine, clinicien dans ma pratique de neuro-psychiatre, et l’application de ces connaissances au fonctionnement des écosystèmes urbains.
J’ai essayé de savoir comment on peut améliorer la santé (au sens de l’OMS) donc l’autonomie, les degrés de liberté des citadins, ce qui constitue un problème majeur en cette période de changement de millénaire, dans notre société hypercomplexe.
Bref, c’est une étude d’éco-éthologie humaine, discipline transversale qui a le mérite de pouvoir croiser de nombreuses connaissances sur le « fonctionnement des hommes par rapport à leur milieu ».
J’ai de plus, compilé divers travaux de référence de multiples auteurs d’autres spécialités, tant en sciences « dures » que « molles » et en philosophie.
Une comparaison des comportements dans diverses cultures me permet d’affirmer que le fonctionnement de chaque homme est unique à travers des processus relationnels identiques pour tous.
Ce sont ces processus qui sont décrits, et qui permettent à chacun de se poser des questions sur ses connaissances. En effet, on ne trouvera dans ce travail aucune « recette de cuisine » mais des ouvertures.
Les hasards de l’existence m’ont amené à être expert pour l’UNESCO (programme MAB, écosystèmes urbains), l’OMS (santé mentale, éthologie), l’UNSDRI (l’espace des prisons).
Mais surtout, pendant plus de 20 ans, j’ai essayé d’enseigner aux étudiants de l’Ecole Spéciale d’Architecture, ce fonctionnement des hommes pour lesquelles ils bâtissent. Cette activité m’a beaucoup appris sur ce qu’était une activité humaine de l’aménagement de l’espace, qui me semble, « simplement » le développement formalisé dans le réel d’un projet virtuel au départ, entre une commande, une demande, et un « parti », ce que tout homme fait inconsciemment, dans sa relation au monde et aux autres.
Ce cours semblait intéresser les étudiants et mes collègues enseignants me disaient qu’il semblait bien « passer » ; je ne sais si cela est exact, mais, alors que j’enseignais en 1°année, j’eus fréquemment la surprise de voir resurgir ces notions lors du diplôme, alors que je les croyais oubliées.
J’ai volontairement arrêté ce cours, il y a quelques années, considérant que l’enseignement doit être exercé par des personnes plus jeunes que moi.
Arrivé à un âge où la réflexion domine sur l’action des années antérieures (comme aux Indes, où certains anciens PDG vont mendier sur les routes en réfléchissant à la condition humaine) j’ai fait, pendant près de trois ans, devant mon ordinateur, un « pèlerinage solitaire », pour tenter de lier les morceaux de mes connaissances.
On pourrait dire que c’est une théorie du lien qui « permet au sens de sortir du bruit ».
Bien sûr, il y a plus de trous que dans un gruyère, certains passages sont trop longs, redondants, d’autres, vraiment trop allusifs. Je souhaite que les lecteurs m’indiquent les erreurs et oublis éventuels, qu’ils participent à la création d’une base de données plus importante, et surtout évolutive, dont ceci n’est que le germe.
Je suis très heureux que l’ESA le mette sur son site et remercie le directeur et mes collègues de leurs encouragements et en particulier François Potonet.
J’espère qu’il rendra service aux étudiants, encore une fois en leur faisant dépasser leur discipline, pour que leurs travaux soient le plus utile possible aux utilisateurs de leurs constructions.
1) L’ESPACE-TEMPS ; Ici et maintenant
1.1.1) LES CONCEPTIONS DE L’ESPACE-TEMPS DANS LES DIFFERENTES CULTURES ET L’HISTOIRE
Pour le savoir, le plus simple est d’examiner comment les hommes, à différentes époques et dans diverses cultures, ont construit des modèles qui, dans leur contexte propre, les ont satisfaits et les ont utilisés jusqu’à ce qu’il soit nécessaire d’en changer lorsque le contexte s’est modifié (connaissances, activités, échanges, croyances).
Dans tous ces systèmes, l’espace est plus simple que le temps, mais ils sont intimement liés et, finalement, l’homme n’a pas d’espace, il n’a que des lieux. On oppose les aspects structuraux d’invariants pour des temps longs et les conjonctures englobant les fluctuations. Le temps est à la fois circulaire, cyclique et linéaire historique avec un point de départ à la naissance et un point d’arrivée à la mort. Les différentes cultures, par les traditions et les institutions politiques et religieuses ont mis en forme l’espace-temps du réel et l’espace-temps de l’imaginaire qu’elles ont situé dans l’esprit ainsi qu’un espace-temps mythique, du ciel, de l’enfer, des dieux, de l’au-delà après la mort. Elles ont utilisé les connaissances rationnelles de leur époque ainsi que des systèmes référentiels de croyance qui permettaient de les structurer, de répondre au questionnement métaphysique de chacun, de les enseigner aux jeunes, de les maintenir par les seniors et les lois ; tout ceci assurait des communications intelligibles dans la société par un langage commun. Un système propre permettait de distinguer un groupe ethnique du groupe voisin différent qui se situait au delà de frontières objets de conflits politiques et idéologiques. Ceci fluctuait en fonction des guerres et des systèmes de domination politique et économique.
Grossièrement, l’Orient s’est plus intéressé aux flux et l’Occident aux invariants spatio-temporels. Actuellement, ces deux grandes options apparaissent comme complémentaires. Ainsi, pour les Chinois, il y a une relation biunivoque entre le microcosme humain et la nature macroscopique et l’accent est mis sur le temps-espace. Tout y est relationnel. C’est l’évolution de l’action dans la vie qui crée l’unité. Il semble que Leibniz s’en est inspiré pour construire son système qui débouchera sur l’informatique actuelle. Au contraire, le Maghreb a fonctionné sur l’ici-maintenant avec une voie lactée d’instants et un espace fait de points. Les histoires se développent par rapport aux discontinuités du moment. Le monde infini est celui du Paradis et de l’Enfer, les rituels quotidiens et annuels fixent le temps social de la communauté. Pour les Juifs anciens, le système était basé sur le nomadisme. La Création s’est manifestée par la création du temps ; Dieu est transcendant et immanent ; dans son non-temps, il est l’être et le devenir. La Création est le mouvement de la parole, l’histoire, une éternelle improvisation. L’histoire de l’Homme est celle de l’apprentissage de la liberté. Le calendrier juif est un pont entre les cycles solaire et lunaire. Chez les Indiens, le temps et l’acte organisent l’écoulement temporel des êtres ; le temps organise et limite les formes limitées à leur tour par l’espace. Le Karman, l’action, détermine la qualité de la vie et son devenir dans l’au-delà après la mort. Chez les Bantous, le lieu et le temps sont l’être localisateur, l’unité lieu-temps ; l’espace situe les existants et le temps, la durée de ceux-ci. L’être, c’est l’essence et non l’existence, l’esprit n’est pas localisé. Tout existant comporte un avant son apparition et un après sa disparition. L’essence du temps est le présent, le futur n’est qu’un possible, une sorte de conditionnel. On voit bien, dans ces différents exemples, la proximité de ces conceptions qui divergent uniquement sur l’accent mis sur telle ou telle dimension. C’est ainsi que le choix du début du nycthémère ou de l’année est variable, ce qui est normal puisqu’il s’agit d’un cercle.
Si nous prenons maintenant l’évolution des cultures dont nous sommes issus en Europe, il faut insister sur le fait qu’il n’y a pas de conception unitaire du temps chez les Anciens, comme dans les cultures que nous venons d’examiner.
En Mésopotamie, il y a inversion du temps : le passé est devant l’Homme car connu, le futur est derrière car inconnu. L’avenir est inclus dans le passé ; il n’y a pas de progrès, d’où une éternité cyclique avec un début et une fin conçus sur le modèle du voyage du Soleil. Il s’y associe un temps linéaire à partir d’un chaos primitif. Chaque homme recevait une part de destin fixée par une loi mythique. Chez les anciens Grecs, au départ, chez Homère, Chronos est l’intervalle de temps ; il deviendra plus tard, le temps scientifique et Aiôn la durée de la vie, l’âge et la génération ; à partir de Platon, c’est la vie, la force vitale. C’est l’opposition vieillissement / immortalité qui différencie les hommes et les dieux ; les fêtes représentaient une discontinuité dans l’expérience du temps. Hérodote fait le premier récit historique. Héraclite montre que jour et nuit, hiver et été, guerre et paix sont une seule unité d’ordre divin (comme les Chinois, d’ailleurs, qui ne font pas intervenir les dieux). L’aspect cyclique du temps est souligné par les Pythagoriciens. Platon montre que les paradoxes de Zénon sont liés à la confusion entre deux notions de la continuité (flux) et de la discontinuité de l’espace (une portion) et du temps (durée). Le temps présuppose l’ordre et les transitoires ne sont en aucun temps. Aristote distinguait le maintenant de l’instant ponctuel et le maintenant comme intervalle minimum ; pour lui, le temps est le nombre du mouvement, le temps est le flux du maintenant. Il faut insister sur le « Kairos » qui est une notion essentielle, aussi valable actuellement, c’est un instant fugitif dans un espace déterminé qui permet d’agir le plus efficacement possible, en situant une référence temporo-spatiale. Il est précédé d’un « pas encore » et suivi d’un « jamais plus ». Répétons qu’il ne traduit pas un minimum ni un maximum, mais un optimum. Le christianisme fera de la naissance du Christ, le Kairos fondamental qui justifia encore les festivités de l’an 2.000. Aristote avait déjà bien vu que le temps vécu dépendait de son contenu, selon qu’il est rempli de changements, ou qu’il est monotone, mais l’inventeur de la notion est Saint-Augustin qui le distingue du temps objectif. Il faut bien rappeler que toute institution va ritualiser cycliquement le temps. On a beaucoup, à différentes époques, utilisé la métaphore du tissage pour relier le fil de la vie (coupé par les Parques) et le tissu social de la cité par exemple, ou encore le fil d’Ariane proche du Dao chinois, le tissu composé de la chaîne et de la trame de l’homme et de la femme ou encore la légende de Pénélope. Cette image est celle d’une interaction porteuse de sens.
1.1.2) RELIGIONS ET ESPACE-TEMPS
A partir de ces principes, on peut voir comment les religions ont matérialisé l’utilisation de l’espace-temps. Pour Dumézil, les religions constituent des systèmes formant par leurs liaisons une sorte de filet dans lequel s’inscrit toute l’expérience humaine ; ce qui frappe, dans ces systèmes, c’est leur cohérence interne où se mêlent les notions rationnelles et la pensée magique et où le geste et la parole s’inscrivent de façon ritualisée dans l’espace et le temps.
1.1.3) L’ESPACE-TEMPS, EXPRESSION TERRESTRE DES RELIGIONS
Les relations entre l’espace-temps humain et celui de l’Au-delà sont diverses mais il y a deux modèles après la mort : le cyclique et le linéaire ; renaissance et réincarnation dans le premier, unique voyage vers un point d’arrivée absolu figé dans un état statique définitif. Divers rituels permettent de situer la mort comme renaissance.
Le plus cohérent et complexe est celui de l’ancienne Egypte : la mort est reliée à l’idée de voyage reproduisant la course diurne du Soleil, le tombeau est à la fois la demeure du mort, le support de sa mémoire et le point de rencontre avec le monde des morts. Tout est symbolique dans les rituels de l’enterrement, la préparation du corps, le tombeau-maison est orienté et construit comme la maison en tant qu’image réduite du Monde. Les rites funéraires doivent aider le défunt, le protéger des obstacles et jugements qui le précipiteraient dans le chaos. Il existe une géographie sacrée reliant espace et temps en relation avec le monde céleste. C’est un monde imaginé et symbolique qui va se situer au centre du monde global, reliant le monde des hommes et celui de l’Au-delà. Le modèle d’organisation des Maisons de Vie est une véritable géographie sacrée avec la prise en compte des dimensions symboliques de l’espace réel. L’homme égyptien se vit comme une image de Dieu avec 4 composantes dans le plan concret et 4 dans le plan imaginal, décalées. La période de deuil était calquée sur l’intervalle d’occultation de Sirius dans le cycle annuel. L’embaumement du cadavre devait se faire au centre de la totalité des directions. Les différents organes du corps avaient une fonction spécifique. La sortie effective de l’âme à la lumière du jour est symbolisée par la phrase : « Je suis Hier, je suis Aujourd’hui, je suis Demain » Les pélerinages se faisaient dans les plus importantes villes du Delta. Enfin, tout le système cosmogonique est basé sur le retour quotidien du voyage du Soleil et la crue du Nil. A l’origine, les dieux sont locaux puis ils s’unifient, Ré par exemple.
A Rome pour chaque citoyen, les dieux innombrables se réduisaient à quelques-uns en fonction du quartier, des groupes de citoyens, de la corporation… très définis, ils dépendaient d’un critère social précis. Etait considéré comme sacré, consacré aux dieux, terrain ou édifice désigné comme tel par une loi émanant du peuple ou du sénat. L’aire fixée sert pour délimiter la cité où ses propres dieux sont seuls acceptés. Les signes adressés par les dieux sont recueillis par les auspices dans cette aire ; on ne peut construire sur ses limites. Les tombeaux sont exclus de cette zone. Les temples, quadrilatères orientés, indiquent le lieu d’observation des augures dont le regard ne doit être gêné par aucun obstacle. Le calendrier romain comprend des jours fastes et néfastes et mêle pouvoir politique et religion.
Chez les Indiens d’Amérique, le chamane explore par un voyage rituel un espace intermédiaire, cosmique et corporel ; son savoir est celui de l’espace de l’univers.
Dans le Caucase, où il existe de nombreux dieux, les toponymes spatiaux leur confèrent une espèce d’identité.
En Israël, tout part du temple de Jérusalem a partir duquel s’organise l’espace sacralisé ; mais le temps l’emporte sur l’espace par les rituels qui prennent en compte le corps.
En Afrique, à l’aide d’objets divers et d’autres personnels, on crée un dieu, force énergétique ; cette création unique non reproductible est l’essence même du divin.
Les objets du type dieux lares, grigris, amulettes, moulins à prière sont utilisés dans toutes les religions y compris la religion chrétienne. Dans cette dernière, le chant implique le corps et exprime les émotions et la conscience.
Au Japon, la maison, espace sacré, est construite autour du dieu du fourneau, de la nourriture, des naissances et de l’autel des défunts. On notera ici cette synthèse dont nous avons déjà parlé du corps, des références spatiales, divines et de la lignée généalogique qui marque le temps, et s’exprime par des réseaux d’objets significatifs. Ce sont les repères dans l’espace, les discontinuités (montagnes, cours d’eaux, croisements de route) qui marquent les lieux de culte. On verra plus loin que nous percevons mieux les variations des dérivées que les phénomènes stables à dérivée nulle.
Dans toutes les religions de Lourdes à La Mecque en passant par Bénarès…existent des pèlerinages qui vont modifier le pèlerin, extérieur aux milieux et sociétés qu’il traverse ; cette étrangeté vécue le fait « muter » et passer à une nouvelle naissance dans ce parcours aboutissant dans un temps et un lieu sacrés après divers obstacles, parfois initiatiques.
On remarquera que toutes ces notions, empruntées à divers auteurs spécialistes des religions anciennes et modernes, sont très congruentes avec ce qui va être exposé dans la suite, concernant l’espace, le temps, le corps, les objets, les signes, la perception, les réseaux et d’abord les référentiels.
1.1.4) L’EVOLUTION DES MESURES DE L’ESPACE-TEMPS
Comment ont évolué les mesures du temps et de l’espace, c’est à dire la quantification ? Comme nous l’avons déjà vu, chaque Société a son temps et son espace et ses besoins de mesure sont variables en fonction de ses divers besoins, réalisations et surtout de ses échanges avec autrui, du commerce plus ou moins proche ou lointain.
L’histoire de l’unification du temps sur la planète est longue puisqu’il faudra attendre 1885 pour unifier le temps de la terre par rapport au méridien de Greenwich. Mais, on estime qu’il faudra atteindre 1930 pour que chacun ait une montre bracelet, traduisant la mise en phase des hommes sur un temps unique pour la Terre, compte tenu de sa rotation. L’histoire de la mesure du temps est encore plus longue puisque l’on part d’un temps différent pour le jour et la nuit, d’un temps local lié aux activités comme les alignements de Carnac, (probablement pour les activités agricoles), au temps universel actuel. Entre ces deux bornes, cette histoire est celle de l’adaptation de la mesure aux activités des hommes. Le pouvoir marque temps et espace en Chine ou en Europe, c’est en effet un système d’organisation sociale. Les calendriers sont liés aux pouvoirs comme les cartes d’abord militaires. A partir de l’an 1000, les villes d’Europe vont imposer leur temps à la campagne. Charles V, en 1370 décide que le temps officiel est celui de son horloge du Palais Royal. Une étape essentielle fut l’observation du gnomon, tige verticale enfoncée dans le sol dont découla la géométrie chez les Grecs. Il permettait, d’une part, des mesures par triangulation et reliait, d’autre part, espace et temps par l’étude de l’évolution de l’ombre du gnomon éclairé par le Soleil. On put ainsi mesurer assez bien les dimensions de la terre, et mesurer l’heure dans la journée. Il faut bien comprendre que la découverte fut celle d’un effet variable (la taille et la direction de l’ombre du gnomon) à partir de ce système fixe, qui se modifie quand le Soleil se déplace dans le ciel. Cette observation est indépendante de l’observateur, fiable et reproductible donc objective. Le premier cadran solaire date de 550 avant J.C. Mais il faut s’orienter et les Européens vont utiliser la boussole, inventée ailleurs, vers le XIII° siècle. La précision des horloges va croître peu à peu. Il faut envisager l’évolution de cette quantification comme une décentration progressive de l’observateur : Galilée en plus de sa démonstration sur le Soleil et la Terre mit au point la théorie du pendule. Puis, ce furent des inventions de régulations du mouvement des horloges qui permirent de rendre de plus en plus fiables les mesures du temps dont la précision augmente.
Pour relier temps cyclique et linéaire, Vico en 1725 conçoit un temps spiralé (qui sera repris par René Passet) tandis que la précision des horloges croît peu à peu, sous l’influence, par exemple, des besoins de la navigation, et actuellement, de la Bourse, de l’exploration de l’espace, de la mondialisation, de l’évolution des techniques. Rappelons que pour Kant, le temps est condition de possibilités de connaissances
Le XIX° siècle voit l’apparition du principe de Carnot puis avec Clausius, de l’entropie et de l’irréversibilité de la flèche du temps, donc de la relation entre énergie et temps. Depuis le gnomon, le temps était mesuré spatialement, et plus récemment par le déplacement d’une aiguille sur un cercle. Simultanément, les mesures des longueurs, surfaces, volumes et poids s’améliorent peu à peu. Au début, on évite les fraudes dans les transactions, puis s’imposent des mesures de plus en plus universelles et de plus en plus reliées les unes aux autres (système CGS par exemple). La cartographie élimine peu à peu les productions imaginaires, elle part de la topologie subjective pour aboutir à un système euclidien avec des projections de plus en plus exactes. Dans tous les cas, jusqu’au XX° siècle, le statut de la mesure, de la quantité est un système spatial. ; les mesures électriques sont assimilées à des hauteurs de chute d’eau (voltage), des calibres de tuyau (intensité), des obstacles dans un cours d’eau (résistances) etc. C’est plus difficile pour le courant alternatif mais on s’en sort par la trigonométrie.
1.2) ASPECTS RECENTS DES CONCEPTIONS DE L’ESPACE-TEMPS
Au XX° siècle apparaît un nouvel objet, à travers la linguistique de Saussure, la structure, qui innove en prenant en compte l’ensemble des mots d’une langue. On va les appliquer en plus de la linguistique à de multiples champs sociaux, ethniques, géographiques, mathématiques… On va étudier les perturbations du système nerveux en termes de modifications temporelles des structures permettant aux fonctions de se poursuivre dans un milieu changeant. Poincaré introduit la relativité du temps et de l’espace : « le temps mesurable est ainsi essentiellement relatif…les propriétés du temps ne sont que celles des horloges comme les propriétés de l’espace ne sont que celles des instruments de mesure ». Enfin Einstein montre qu’il y a un temps universel et des temps propres à chaque système ; il met en évidence l’importance des référentiels ; la mécanique ondulatoire introduit une relation statistique entre onde et corpuscule (donc entre matière spatiale et fréquence temporelle). Progressivement, ces relations deviennent de plus en plus abstraites et peu représentables, en mécanique quantique surtout, où la flèche du temps disparaît. Si le temps devient universel, chaque système dynamique devient particulier avec les théories du chaos déterministe, la sensibilité aux conditions initiales, les attracteurs étranges. Actuellement, les mesures spatiales sont calculées par des fréquences donc des longueurs d’onde, c’est un renversement complet par rapport aux mesures des siècles précédents. Ricoeur fait remarquer que le temps est une relation, une instance coordinatrice parce que les sujets sont finis. Il faut bien comprendre que temps linéaire et cyclique ne s’excluent pas mais sont deux aspects complémentaires d’une même réalité ; le temps linéaire peut être considéré comme le résultat de multiples temps cycliques évoluant comme autant de systèmes de type de « ressorts à boudin », avec des boucles plus ou moins serrés, plus ou moins lâches, le long de la flèche du temps, de même qu’une hélice fait avancer un navire ou un avion dans l’espace-temps. Selon les nécessités, on utilise un système ou l’autre ; ainsi, en analyse du signal, on peut utiliser l’espace des fréquences (temps cyclique) ou l’écran normal indiquant un délai entre deux événements (temps linéaire).
1.3) LES CONCEPTIONS DE L’ESPACE-TEMPS
Maintenant, divers temps et espaces des loisirs, du travail, de l’enseignement… se diversifient et on doit lutter contre la dislocation du temps, aussi bien que des espaces clos, disjoints, car la vie ne fonctionne qu’en système ouvert. On doit aussi s’opposer actuellement aux excès de vitesse qui ne permettent plus la prise de sens, les informations produisant alors du bruit.
1.3.1) L’ESPACE, LE TEMPS ET LE MESSAGE
Pendant des siècles, la pensée scientifique occidentale fut surtout analytique, au début du siècle naît la gestalttheorie qui prend en compte l’ensemble de la forme et sa relation au fond. En fait on montrera plus tard que les bonnes formes sont plus économiques, car demandant moins d’informations que les mauvaises. La loi de Hebb montre que l’on retient mieux plusieurs stimulations simultanées qu’une seule. Puis vient la théorie de l’information qui fait intervenir le temps, la durée du message ; elle prend le relai de la cybernétique (science des gouvernails) avec ses feed-backs négatifs de régulation (comme le régulateur à boules de la machine à vapeur) et positifs d’amplification, parfois jusqu’à la rupture du système (troupe marchant au même pas sur un pont). En fait ce sont des théories dont le germe est ancien ; G.Simondon fait de Platon le père de la théorie de la forme et d’Aristote, le fondateur de la théorie de l’information ; entre temps, l’auteur le plus intéressant est Leibniz qui s’interroge sur l’Unité, le Tout. Jusqu’à maintenant, la querelle sur les mathématiques, lois du Monde, ou production de notre cerveau continue. En fait, si nous sommes soumis aux lois du Monde, c’est bien nous qui le mettons en forme. De toute façon, le support informationnel est toujours matériel, même s’il utilise relativement peu d’énergie par rapport à la mécanique classique.
1.3.2) LA THEORIE DE L’INFORMATION ET LE TEMPS
Shannon, aux laboratoires Bell, voulait étudier les conditions d’améliorations de la transmission de messages par le téléphone, en luttant contre le bruit. C’est ainsi que naquit cette théorie. Bien qu’elle ne traite que du support formel de l’information et non de sa signification, c’est une sorte de grammaire nécessaire mais non suffisante pour accéder au sens, non seulement de l’émetteur, mais aussi de sa transmission et de l’état du récepteur. Elle fait aussi intervenir l’ordre des facteurs, elle formalise variété et redondance ; elle va relier l’information et la néguentropie (inverse de l’entropie). Elle va induire les recherches sur la compression des données et débouchera sur la notion de code et sur l’informatique. Signification, information, variété et originalité ne sont pas des termes équivalents. Quelle qu’elle soit, l’information est transmise par un canal adapté à un certain type d’informations, il y a donc intérêt à disposer de plusieurs canaux différents fonctionnant en parallèle, pour traiter des informations complémentaires, afin de réduire les ambiguïtés. Une certaine redondance (répétition) est nécessaire pour protéger l’information du bruit mais un excès de redondance est un gaspillage. Seule l’information peut détruire l’information. Il faut d’autant plus d’informations que l’on veut transmettre un message spécifique, mais plus le message est précis, plus il est long donc coûteux. Enfin, ce qui est tout à fait nouveau, c’est l’importance de l’ordre des informations, on retrouve cette notion dans l’ontogénèse où les gènes et les fonctions doivent commencer et finir leurs actions à des moments précis. Par rapport à la liberté métaphysique, la théorie de l’information nous fait toucher du doigt la notion de degrés de liberté et de contrainte ; ainsi, un objet matériel est une contrainte par rapport à ses divers composants, réduisant les degrés de liberté de ceux-ci. Toute action sur le Monde va introduire une contrainte ; la continuité est une contrainte qui permet de prévoir. C’est vrai aussi pour les phénomènes cycliques, périodiques. Extrapolation et interpolation sont des comportements fréquents et dangereux ; ils sont basés sur notre connaissance a priori des séries en espérant que la série complète va se produire, ce qui n’est pas obligatoire. L’espérance mathématique, statistique induit fortement nos comportements A l’opposé, des phénomènes continus, en série et cycliques, s’opposent les transitoires qui vont introduire une rupture vers de nouvelles séquences. Nous verrons plus loin leur rôle dans la reconnaissance de formes.
1.4) LE TEMPS BIOLOGIQUE
Le temps a évidemment un rôle sur les êtres vivants puisqu’ils sont mortels, mais seul, l’Homme le sait ; cette finitude, ce fait de savoir qu’il y aura une fin est considéré comme fondamental dans toutes les cultures et religions. Mais le temps vécu n’est pas le même selon l’âge ; il est beaucoup plus rempli chez l’enfant que chez le vieillard où il est à la fois plus vide et vécu comme plus rapide. C’est le contraire de ce qui est vécu chez l’adulte. Ceci est confirmé dans les expériences de vie en libre cours ainsi qu’en isolement sensoriel, où le temps vécu est comprimé. La mémoire évolue aussi selon l’âge, mais c’est un processus actif continuellement modifié et actualisé, alors que la mémoire informationnelle est maintenant conservée (journaux, films, mémoires magnétiques ou optiques) dans l’état et l’espace-temps où les événements se sont produits. Il y a de plus un temps biologique spécifique de l’âge : c’est Lecomte du Nouy qui s’aperçut, pendant la guerre de 14-18, que les plaies des blessés jeunes cicatrisaient plus vite que celles des plus âgés. Il relia l’âge physiologique et la vitesse de cicatrisation par une fonction logarithmique. L’espace-temps a aussi un rôle majeur dans les processus de l’évolution.
1.5) LE TEMPS ET LA PHYLOGENESE
La plante, l’animal, l’homme cohabitent sur cette planète. Mais leur organisation est à la fois structurellement identique, à la complexité près, au niveau du programme génétique (ADN) au moins chez les eucaryotes. Il suffit d’examiner les comportements d’un eucaryote élémentaire comme l’amibe pour comprendre que la génétique va constituer un programme de potentialités dans son noyau, Atlan préfère le considérer comme une base de données plutôt qu’un programme. Puis on note un cytoplasme lieu de transformations biochimiques avec divers organes, et une membrane. Cette dernière est un filtre actif qui « choisit » les molécules de déchets qui doivent être éliminées à l’extérieur et celles qui doivent être introduites dans la cellule à partir de l’environnement, les deux pour assurer la survie de l’être et sa reproduction. En effet, les pseudopodes de l’amibe vont négliger les grains de sable pour isoler les grains de nourriture. Il faut donc bien que les gènes, associés à un certain apprentissage, définissent comme une clef et sa serrure, ce qui doit être absorbé dans l’environnement et ce qui doit être rejeté. Ce modèle est celui de tous les eucaryotes. L’espèce correspond à un groupe d’individus dans un certain espace-temps, interféconds, mais non avec les autres êtres. Les êtres multicellulaires vont spécialiser certaines cellules pour des fonctions particulières, comme les oursins par exemple, mais toutes les cellules possèdent le programme commun dans leur noyau. On remarquera, que les fonctions spécifiques peuvent être commandées conjointement par le noyau et par l’interaction avec les autres cellules de l’être.
Les plantes, fixées au sol, dépendent pour leur survie des conditions ambiantes. Si elles sont négatives transitoirement, leurs graines ou spores assureront la survie de l’espèce.
A l’opposé, les animaux peuvent se déplacer. Leur territoire est défini par la possibilité qu’a l’être d’y trouver ce qui lui est nécessaire pour survivre et se reproduire, comme la plante, mais il peut changer de territoire ou le faire évoluer, pourvu que les conflits intraspécifiques le lui permettent. Les migrateurs qui vivent dans un milieu qui évolue trop entre l’été et l’hiver changent de territoire pour assurer leur survie dans un temps cyclique. Plus l’être est élevé dans l’échelle de complexité, plus son territoire est grand. Certains grands prédateurs ont des territoires immenses. La télencéphalisation croissante des vertébrés va s’accompagner d’une diminution croissante de la métamérisation.
Le métabolisme des animaux à sang froid dépend de la température du milieu. L’oiseau « invente » l’homéothermie qui lui permet une plus grande autonomie par rapport au milieu ; simultanément, on note chez lui une ébauche de néocortex et un début de stade paradoxal pendant le sommeil, qui semble en relation avec un traitement différé de l’information. L’homéothermie n’est pas un point fixe mais une plage de régulation dynamique en fonction des variations du milieu et de l’action. Les œufs pondus par l’oiseau seront couvés, donc les embryons sont « terminés » sous le contrôle des parents qui nourriront leurs enfants. A la sortie de l’œuf se fixent des informations de reconnaissance de la mère par l’enfant (empreinte). L’oiseau commence à « enseigner » à ses enfants différents comportements et on note à partir de ce niveau des échanges fondateurs spécifiques de sa famille et / ou de son territoire, entre les parents et leurs enfants, qui vont jouer un rôle pendant toute la vie du jeune.
Les mammifères (probablement apparus avant les oiseaux) franchissent un nouveau palier ; les aliments divers absorbés par la mère vont être métabolisés en un aliment spécifique, « tamponné », stable qui assure une plus grande autonomie par rapport au milieu. Le cerveau se complexifie, la durée du stade paradoxal augmente. L’enseignement du jeune animal par les parents est beaucoup plus poussé. Le phénomène se poursuit chez les primates dont les mains permettent une meilleure préhension et leur cerveau, de nouvelles performances. Il est au maximum chez l’homme.
On remarquera que, de la plante à l’homme, l’indépendance par rapport au milieu croît alors que la dépendance de l’être de ses parents et de ses pairs augmente. Il faut donc considérer que les conflits et l’agressivité intra-spécifique de l’homme, au maximum par rapport aux autres espèces, dépendent de cette évolution et sont donc inhérents à la nature humaine. Patrick Tort a bien montré que l’évolution chez l’homme a engendré les rapports sociaux et le dépassement des mécanismes naturels par des régulations sociales protectrices des plus faibles : « l’effet réversif de l’évolution ». Si on insiste sur l’importance de la biodiversité en général, cela s’applique aussi à la diversité humaine.
1.6) CHRONOBIOLOGIE NORMALE ET PATHOLOGIQUE
1.6.1) RYTHMES SPONTANES
La notion de rythme est très ancienne. Les anciens se sont intéressés aux rythmes astronomiques, musicaux, saisonniers, puis aux cycles de vie. Nous avons vu plus haut la différence entre les messages réguliers cycliques, les événements isolés, aléatoires ou non et les transitoires. Il existe de plus des fréquences spatiales, utilisées actuellement dans les définitions utilisant des pixels en photographie, mais elles étaient jadis déjà pratiquées dans les semis de graines. On peut alors rapprocher fréquences et densités. Notre espérance de vie est déterminée génétiquement et nul ne peut faire n’importe quoi, n’importe quand. L’organisation temporelle des êtres vivants est héréditaire ; l’activité cellulaire est biopériodique. Dans l’Antiquité, on rapprochait le cycle menstruel de celui de la Lune. Si les alignements de Carnac sont une « horloge astronomique », la chronobiologie émerge dans les années 1950-60. Le temps apparaît comme une dimension biologique ; on a alors cherché l’horloge biologique du corps, mais il en existe plusieurs, chaque système du corps ayant la sienne, articulée avec les autres. Le synchronisme parfait n’existe pas. Des entraîneurs rythmés vont synchroniser plus ou moins d’autres systèmes ; ils peuvent être internes (pace-makers proprement dits) ou externes et on les appelle alors donneurs de temps ou synchroniseurs. Si la vernalisation facilite la pousse des plantes, il est impossible de changer les horloges internes génétiquement fixées comme voulait le démontrer Lyssenko pour affirmer la puissance de la Culture et de la Technique par rapport à la Nature. Ce fut une escroquerie pseudo-scientifique. Notre organisme est profondément rythmé depuis les plus rapides, cérebelleux jusqu’aux plus lents, comme le cycle veille / sommeil ou les cycles saisonniers (infradiens). Chaque homme normal a ses rythmes propres, par exemple les courts et les longs dormeurs. Ce qui importe, c’est que les cycles internes soient en phase entre eux et en accord avec ceux de l’environnement et de l’action ; on est alors « en phase » ; certaines pathologies s’accompagnent de déphasage ; c’est le cas des dépressions endogènes. L’absence de donneurs de temps dans les expériences de vie en libre cours dans des cavernes, par exemple, montre que le rythme circadien est de l’ordre de 24 heures 11 minutes. Les synchroniseurs environnementaux, le soleil, mais aussi les événements sociaux calent les cycles circadiens sur 24 heures. Par contre, les chats ne connaissent pas l’heure d’été.
Construire un théâtre, une salle de concert, c’est introduire un synchroniseur social pour une certaine population. Les institutions introduisent des synchroniseurs sociaux (messe, journal télévisé, vacances scolaires, élections…) en marquant le calendrier. La biodisponibilité médicamenteuse varie selon l’heure de la journée, ainsi que la sensibilité de certaines cellules normales qui se différencient des cellules cancéreuses ; on peut alors optimiser certains traitements anticancéreux en chronopharmacologie. Ce procédé peut aussi être utilisé dans d’autres affections. Le gradient de montée du médicament dans le sang, sa durée d’action, le rebond lors de sa disparition sont maintenant des faits pris en compte dans la thérapeutique. Plus généralement, dans ce domaine, comme dans d’autres, on passe de la statique de la moyenne à la dynamique des flux, en tenant compte ici des cycles. D’autres cycles, ultradiens comme le cycle de vigilance de 90 minutes, vont rythmer la journée. Il y a aussi des cycles saisonniers, annuels ; la mortalité cardio-vasculaire est au maximum en février. Les transitoires, qui étaient hors du temps pour Aristote jouent un rôle majeur dans la prise de sens ; les consonnes sont des transitoires ayant un rapport au signifiant dans les langues sémitiques tandis que les voyelles sont des fréquences modulées par l’humeur, les conditions environnementales, la subjectivité. Dans les messages sonores des insectes, le transitoire doit occuper une certaine place et si l’ordre des éléments n’est pas respecté, le récepteur ne l’identifie pas. Dans la reconnaissance de formes musicales, l’attaque de la note est aussi fondamentale.
L’amplitude du gradient de changement est aussi essentielle. La rentrée scolaire avec changement de classe après les grandes vacances constituait un événement pénible pour les enfants et les enseignants comme le montre l’augmentation des consultations psychiatriques pour ces deux populations en fin d’année civile, premier trimestre scolaire. Enfin, le déphasage permanent dans les équipes de travail en 3*8, ou transitoires lors des changements rapides de longitude en avion produit des effets pathogènes, surtout après l’âge de 42 ans.
1.6.2) RYTHMES INDUITS
L’estimation de la durée, de 2 minutes objectives par exemple, varie selon l’heure de la journée et l’âge. Pour étudier les rythmes induits et les synchronisations, j’ai utilisé la stimulation lumineuse intermittente (S.L.I.), les flashes étant produits par un stroboscope puissant placé à quelques dizaines de centimètres des yeux du sujet en électro-encéphalographie. On peut alors, à l’aide de variations de fréquences ou d’intensité des éclairs, étudier simultanément les rythmes induits enregistrés sur le scalp et la perception subjective. On aboutit alors à des corrélations entre les stimulations objectives, leur effet physiologique et leur perception subjective. Depuis Grey Walter qui a introduit cette technique, tous les auteurs ont été frappés par la variabilité des réponses en face d’une stimulation stable en fréquence et intensité. Les rythmes enregistrés sont plus amples et comprennent plus d’harmoniques inférieurs de la fréquence causale quand les paupières sont closes ; bien que la paupière absorbe une partie de la lumière, elle homogénéise l’information sur la rétine. Il en est de même si on remplace la paupière par une feuille de papier placée contre les yeux ouverts. On diminue ainsi la variété transmise par le canal rétinien. Une contre-expérience permet de le confirmer : il suffit de faire un tout petit dessin sur le papier pour diminuer l’effet de la SLI. Le fait fondamental est qu’une information unique a un effet plus puissant que deux informations différentes simultanées, tout au moins au début. Chez un sujet normal, une SLI forte donne un entraînement fluctuant des rythmes induits avec un mélange de rythmes où dominent la fréquence causale et des harmoniques inférieurs : le sujet la trouve forte. Alors qu’une SLI de faible intensité entraîne des rythmes où dominent la fréquence causale et des harmoniques supérieurs : le sujet la trouve faible. Mais chez le sujet normal, les réponses peuvent s’inverser transitoirement, tant au niveau des rythmes induits que de la réponse subjective, ces deux types de réponses restant corrélés (« forte » et harmoniques inférieurs , « faible » et harmoniques supérieurs). On retrouve ainsi la réversibilité opératoire de Piaget, c’est à dire la possibilité par inhibition ou activation d’inverser la puissance du stimulus. Avec administration de drogues, on peut modifier le type de réponses du sujet. Par injection progressive de Mégimide (drogue synchronisante épileptogène utilisée pour le diagnostic d’épilepsie), on majore les harmoniques inférieurs qui diffusent sur le scalp (le stimulus est perçu comme de plus en plus fort), la synchronisation s’amplifiant jusqu’aux pointe-ondes qui indiquent la limite d’expression du système ; on bloque alors une crise éventuelle par injection de benzodiazépine et on observe alors un retour progressif à la normale avec disparition de la synchronisation et des sous harmoniques. A l’inverse, par injection progressive de psilocybine (drogue hallucinogène psycho-dysleptique à effet rapide et transitoire) chez des volontaires normaux, on observe une désynchronisation avec harmoniques supérieurs de faible amplitude (le stimulus est vécu comme plus faible puis apparaissent des hallucinations). Une heure après, le retour à la normale se fait peu à peu. La perception subjective de la SLI sera analysée plus loin, en détail. Quoi qu’il en soit, il est intéressant de noter ici les relations intensité vécue / fréquence induite correspondant à des populations neuronales plus ou moins grandes, pulsant plus lentement quand elles sont grandes, plus rapides quand elles sont petites. On notera cette transformation intensité / fréquence, c’est à dire espace / temps. Uniquement chez des malades, certains déments et des confus, on met en évidence d’autres faits. On peut alors entraîner massivement le cerveau (recrutement) par une SLI à 6 Hz. ; ceci traduit la perte de l’inhibition normale ; ces sujets sont littéralement soumis aux fluctuations environnementales. Il arrive même, parfois, que l’on observe un cycle de réponse évoquée « pour rien » à l’arrêt de la stimulation. Cette réponse liée à la cyclochronie se voit aussi dans des réflexes électrodermiques de ces sujets soumis à une stimulation sonore à l’intervalle de 10 secondes : après seulement 2 stimulations suivies par le réflexe, on arrête la stimulation et on observe un 3ème réflexe, dans le même délai de 10 secondes, voire un 4ème à un délai plus court. On objective ainsi le dicton (lié à l’espérance statistique automatique, inconsciente) : « jamais deux sans trois ». Nous verrons plus loin le cas des épileptiques dits photogéniques car la SLI déclenche des crises. On peut aussi utiliser des stimulations rythmiques sonores dans certains cas : par exemple, une stimulation à 1 Hz constituée de clics endort facilement un jeune enfant au moins jusqu’au stade 2 du sommeil. Pavlov rappelait l’endormissement par le bruit des grandes horloges de campagne ; il notait aussi que le bruit du moulin endormait le meunier qui se réveillait à l’arrêt de la machine. Il attribuait cet en-dormissement à une « inhibition interne » des effets du stimulus monotone.
1.7) LE TEMPS PSYCHOLOGIQUE
Nous sommes particulièrement peu doués pour les temps longs comme pour les durées brèves ; nous ne pouvons distinguer l’ordre temporel de deux stimuli séparés de moins d’1/10ème de seconde (le « point de temps » de Fraisse) et peu concernés par les ancêtres de nos grands parents et la descendance de nos petits enfants, soit environ 50 ans de chaque côté de notre génération, ce qui correspond en gros à notre espérance de vie. Au delà et en deçà nous avons une impression de flou. Une onde alpha de notre cerveau dure 1/10ème de seconde, le temps de réaction à un stimulus non spécifique est un peu inférieur ou égal à 2/10ème ; si le signal est complexe ou doit être identifié, il faut au moins 1/10ème de plus. Les ondes lambda ou PGO qui apparaissent à l’exploration visuelle (ou pendant le stade paradoxal du sommeil) semblent traduire des « stops » dans les mécanismes perceptifs. Nous avons montré qu’il ne peut y en avoir plus de 4 par seconde, c’est à dire qu’une perception complexe significative demande 250 millisecondes au moins avant la suivante. Il faut bien distinguer ce phénomène de la continuité cinématographique. Les potentiels évoqués visuels confirment ces données ; avant 200 millisecondes sont enregistrés les caractéristiques physiques du stimulus. Au delà intervient la reconnaissance de formes, le sens, avec des processus actifs complexes. Il existe encore une relation entre perception et préparation de l’action que l’on a identifié par un grand potentiel lent électrique sur le scalp (la Variation Contingente Négative) : on donne un signal de préparation suivi au bout d’une seconde par un signal impératif d’action sur un signal. Le potentiel s’installe au premier signal et s’effondre lors de l’action. L’apport essentiel est celui de Piaget qui a fait du temps un facteur coordonnant la pensée logique, l’action et le développement intellectuel de l’enfant. Mais on a mis en évidence, depuis, qu’il avait minimisé les compétences du jeune enfant. Son schéma général demeure pourtant valable, en montrant les effets des activations et inhibitions coordonnées dans le développement pour monter les mécanismes complexes aboutissant à la réversibilité opératoire, c’est à dire à la possibilité de juger de l’importance ici et maintenant de tel ou tel stimulus fort ou faible pour assurer la cohérence de la perception et de l’action. Il a eu le mérite de soutenir que l’action sur le monde est primordiale dans l’apprentissage qui est un processus actif. Il a toujours défendu la construction du réel par l’homme en présence de contraintes, et avec Chomsky il va introduire l’espace et le temps dans la distinction entre les compétences (potentielles) et les performances (liées à l’action réelle). Minkowski a mis en evidence que l’attente bloque les projets de l’individu en mettant l’action en suspend, entre parenthèses. L’estimation de la durée dépend de son contenu.
1.8) LES TEMPS SOCIAUX ET CULTURELS
Pour Margaret Mead, le temps social était cyclique dans les sociétés primitives et anciennes, centré sur le présent dans la société industrielle et orientée vers le futur dans les sociétés post-industrielles. En fait, le futur n’étant qu’espéré, nos sociétés s’angoissent devant l’inconnu éventuel de demain. Les rites de passage tendent à disparaître, ce qui contribue à ce questionnement. Un problème se pose actuellement : l’utilisation d’un temps libre croissant par les classes inférieures de la société, qui, auparavant, n’avaient guère de loisirs. Seules, les classes supérieures, depuis toujours, ont été habituées à remplir ce temps. Jusqu’à la fin du XIXème siècle, « quelqu’un de bien » ne travaillait pas. Bourdieu a souligné les différences d’utilisation du temps selon les classes sociales et Grossin a décrit la pluralité des temps sociaux. Il existe aussi des cultures temporelles souvent très différentes des nôtres. Il est difficile de traiter à la fois les aspects biologiques et sociaux du temps, et la plupart de auteurs demeurent dans leur discipline propre.
1.9) LE TEMPS ET L’ ECONOMIE
Les cycles économiques dont Schumpeter voulait faire une loi, s’accélèrent actuellement. René Passet a eu le mérite d’y introduire le qualitatif du patrimoine et d’autres données telles la biologie, la psychologie… On se rend compte de plus en plus que les acteurs du marché n’ont pas une conduite rationnelle, et l’accélération des procédures informatiques aggrave automatiquement le grégarisme des opérateurs de bourse. Il faut bien comprendre que l’apprentissage est un processus économique autant sur le plan énergétique qu’informationnel, mais il nécessite un certain temps ; Paul Virilio a stigmatisé les effets délétères de l’excès de vitesse.
1.10) PROBLEMES LIES AU CONTENU DU TEMPS ET AUX CHANGEMENTS
Divers auteurs ont dénoncé la séparation des trois âges de la vie : l’enfance et l’apprentissage, l’adulte et le travail, la retraite du sujet vieillissant. L’évolution démographique et l’allongement de l’espérance de vie vont rendre caduques ces séparations qui ne correspondent plus à la réalité. La retraite est mal supportée quand elle n’est pas préparée et que le sujet a tout investi dans le travail. Le relogement involontaire est pathogène pour les personnes âgées. Quant aux adultes, on sait que l’espérance de vie est liée au type de profession, et qu’elle est plus longue quand le poste de travail correspond au projet de l’individu et qu’il l’intéresse. C’est ainsi que la fatigue au travail atteint surtout les travailleurs sans qualification qui accumulent les contraintes sans soupapes pendant le temps non contraint.
1.11) EXEMPLES DE DIFFICULTES D’ADAPTATION AUX MODIFICATIONS TEMPORO-SPATIALES
Il existe une pathologie mentale et une altération transitoire des mécanismes immunitaires surtout après 6 mois chez les migrants ; elle régresse après un an de séjour. Le changement rapide d’un lieu peut engendrer les mêmes troubles chez les autochtones âgés qui se transforment en migrants sur place. J’ai étudié l’adaptation au diagnostic de cancer chez les cancéreux et ai trouvé les mêmes délais que chez les migrants, à savoir 6 mois, époque du risque de décompensation psychologique, suivie d’une évolution des mécanismes de défense aboutissant au delà d’un an à la négation du diagnostic de cancer, même si le sujet a eu tous les traitements de la maladie ; il faut insister sur cette évolution positive pour le sujet. Très généralement, le malade chronique peut nier la maladie, s’y adapter ou dépasser ses troubles. Naturellement, ces trois attitudes différentes auront un effet important sur l’évolution de ceux-ci. Le malade chronique (c’est différent pour les troubles aigus) ne doit pas être inoccupé et il faut l’aider à garder une activité physique et intellectuelle. Il faut rapprocher le risque de l’hospitalisation de longue durée de l’isolement social, voire de l’isolement sensoriel, ainsi que du séjour en prison. Bref, toute rupture avec un environnement et avec une identité antérieurs à une certaine modification externe et / ou interne, oblige l’organisme à se réorganiser au prix d’un effort important, pénible et indispensable.
2) LE TRAITEMENT DES SIGNAUX PROVENANT DU MONDE
2.1.1) NEURO et PSYCHOPHYSIOLOGIE, COMMUNICATION ET SENS
Dans ce chapitre, je n’essaierai pas de décrire le fonctionnement des neurones et synapses, mais de décrire les logiques du « montage » informationnel de l’organisme. Les difficultés épistémologiques expliquent bien les difficultés rencontrées dans le rapprochement de l’esprit et du corps. Pierre Janet notait que la quantification est nécessaire dans toutes les disciplines scientifiques, ce que les connaissances actuelles confirment. Cependant, physiologistes et informaticiens spécialistes de l’intelligence artificielle travaillent actuellement sur des théories et expérimentations relativement disjointes. La conception psychosomatique de l’être est maintenant largement répandue, malgré quelques combats d’arrière garde de peu d’opposants. Il demeure cependant des pans entiers de conceptions archaïques, pour des raisons historiques. C’est ainsi que Grey Walter note avec surprise que Pavlov, qu’il rencontra en Angleterre ne s’intéressait nullement au « comment » des réflexes conditionnés, mais seulement aux résultats de ses expériences. Certains de ses successeurs avaient fini par concevoir un système nerveux abracadabrant.
2.1.2) LA VIGILANCE ET L’ATTENTION
La vigilance est définie comme une propriété du cerveau à répondre de façon variable, activement, à des situations diverses en fonction de divers facteurs dépendant des conditions physiologiques données ; c’est ainsi qu’elle varie du plus bas niveau (stade 4 du sommeil lent profond) au plus élevé, pour effectuer une tâche très spécifique et rare, consciemment,selon l’intérêt du sujet. Mais au dessus d’un certain niveau, elle devient inefficace. Il existe une exception dans ce continuum qui est le stade paradoxal du sommeil, au cours duquel se produit la majorité des rêves, et qui correspond électriquement à une sorte d’éveil spécial. Ce niveau varie en fonction de nombreux facteurs : rythmes circadiens, variations neuro-endocriniennes, intermédiaires chimiques du système nerveux, activité etc. Mais surtout, elle est liée à l’attention sélective. Faible ou nulle quand la vigilance est trop basse, elle va contribuer à élever ou abaisser son niveau, en fonction de l’intérêt du sujet pour la situation, de ses émotions, de l’habitude ou de l’ennui par exemple. « Faites attention » ou « Vous avez fait des fautes liées à l’inattention » dit le professeur à ses élèves pour stimuler cette fonction afin de résoudre certaines difficultés. On considère actuellement qu’il faut utiliser une conception multidimensionnelle de l’attention qui est une sorte de système de contrôle multipotentiel. Il est essentiel de voir que c’est le même processus qui est en jeu dans la perception et dans l’action. Tous nos comportements dépendent des ressources de l’attention. Attention, signal intéressant et bruit sont évidemment liés comme nous allons le voir. L’homme effectue d’excellentes reconnaissances de forme mais il n’est pas fiable car la même situation-stimulus ne va pas toujours déclencher la même attention sur telle ou telle de ses parties. Le projet du sujet, ici et maintenant, est un des facteurs les plus importants de la vigilance et de l’attention.
2.2) LE RAPPORT SIGNAL / BRUIT ; LA DIFFERENCIATION ; LES STRATEGIES INDIVIDUELLES DE LA DECISION
C’est ce projet qui nous fait trier les informations pertinentes pour nous, dans le fouillis informationnel qui nous est proposé par l’environnement. On retrouve ici le bruit et la théorie de l’information puisque c’est pour optimiser le signal donc réduire le bruit dans les transmissions, que Shannon inventa cette théorie. Si, surtout à partir de 80 db., les bruits, au sens courant deviennent dangereux pour l’oreille, il ne sera question ici que de l’aspect informationnel au dessous de ce seuil. Un certain niveau de bruit est nécessaire pour maintenir un minimum de vigilance sous peine de troubles mentaux, tels que ceux observés dans des conditions de réclusion totale. Un bruit inopiné (bang supersonique) surprend, fait sursauter, n’est pas intégrable ; un bruit monotone, continu, peut amplifier l’effet de l’isolement sensoriel. Des bruits répétitifs, rythmiques à 1 Hz. ont tendance à faciliter le sommeil. Par des signaux non structurés, très changeants incompréhensibles, on obtient le même résultat que par isolement sensoriel. Mais, ce qui compte le plus, dans des conditions d’intensité normale, c’est la signification du signal, ce qui n’est pas paradoxal quand on parle du bruit. En effet, lorsque chacun parle, dans un groupe ou une foule, une partie de ces signaux n’est pertinente que pour certaines personnes, mais la majeure partie de ces signaux constitue un bruit d’autant plus gênant qu’il y a plus d’individus. Il faut donc essayer de définir le bruit « pour soi » qui se distingue du bruit « en soi ». C’est une notion relativement récente qui fait intervenir l’auditeur. En effet, le bruit gênant d’un potentiomètre de transistor est un signal pertinent pour le réparateur. Cet exemple pourrait être multiplié à l’infini puisqu’Il faut faire intervenir dans cette notion toutes les caractéristiques de l’auditeur. Si tout le monde en souffre, ce sont les sujets les plus fragiles qui se plaignent du bruit. Il faut donc les considérer comme des indicateurs de nuisance, de même que les truites détectent une pollution dans l’eau potable, mieux que les hommes.
La culture aussi joue un rôle important et le bruit de la rue, plus intense dans les pays du sud de l’Europe, est mieux supporté par les autochtones en Italie qu’un bruit plus faible en Norvège. Mais il n’y a pas que le bruit sonore, classique ; il existe aussi un bruit visuel par les panneaux publicitaires, une pollution du courrier par les journaux gratuits et prospectus dans la boîte aux lettres, un bruit olfactif par des odeurs de cuisine, surtout si elles concernent une culture différente… Il suffit de chercher une information sur le Web pour être confronté aux bruits et silences documentaires. Il existe des variations interindividuelles dans la sensibilité aux bruits ; j’ai montré que certains individus aux performances médiocres résistaient bien aux bruits, alors que des sujets très performants voyaient leurs performances s’effondrer en présence de bruits.
Enfin, l’inattention peut être considérée comme un « bruit intérieur ». D’ailleurs, il existe un bruit non négligeable dans notre organisation nerveuse ; on a pu en faire un des facteurs à l’origine de l’ordre et de l’imagination (Atlan) car ce bruit peut de venir pertinent pour l’autoorganisation dans certaines conditions.
2.3) DE LA SENSATION A LA PERCEPTION : notions de psy-chophysique
La sensation est en rapport avec les caractéristiques physiques, chimiques, thermiques… du stimulus alors que la perception recherche le sens de la situation-stimulus ; ainsi, la perception constitue un échelon plus complexe dans lequel les sensations joue un rôle nécessaire et non suffisant dans la relation au monde. La loi de Weber-Fechner « La sensation croît comme le logarithme de l’excitation » s’exerce entre un minimum ou seuil de sensibilité, fluctuant, et un maximum de saturation des récepteurs définissant ainsi une plage où des discriminations sont possibles selon des seuils différentiels. Dans cette plage, en ce qui concerne le toucher par exemple, une pression de plus en plus forte sur le doigt va se traduire par l’émission d’impulsions d’autant plus fréquentes que la pression est plus forte. Ainsi, une augmentation d’intensité (donc spatiale) se traduit par une augmentation de fréquence (donc temporelle), et l’échelle logarithmique traduit cette évolution multiplicative. Il en est de même dans la plupart des systèmes récepteurs sensitifs et sensoriels. Nous transformons en permanence des quantités spatiales en données temporelles et inversement : c’est ainsi que les diverses fréquences venues de l’oreille vont se projeter sur des bandes temporales corticales différentes, leur donnant une forme géométrique spatiale. Ce fait peut sembler étrange, et pourtant, dans un autre domaine, il semble banal : le prix du mètre carré d’un appartement est inversement proportionnel au temps nécessaire pour accéder au centre-ville. Il dépend donc plus des courbes isochrones de durée des transports (publics ou individuels) entre l’habitation et le centre (toutes choses égales par ailleurs) que de la distance kilométrique ; pour la même somme d’argent, on a plus de mètres carrés loin du centre ville que près du centre où l’on gagne du temps. Nous fonctionnons toujours dans un espace-temps. Quant à la fonction logarithmique, il faut rappeler que Laplace avait montré que, quelle que soit la rémunération du travail, le désir du travailleur de gagner davantage est une fraction identique de la somme actuellement perçue. Ainsi la multiplication et la division se retrouvent au niveau psychologique. Fechner, dans ses raisonnements, faisait toujours intervenir l’organisme entier. Les sensations ont toujours une durée de présence supérieure à leur durée objective, cette « phosphorescence » de l’information de faible durée, est suivie de post- effets, négatifs ou positifs prolongés dans des cas pathologiques. En fait, nous percevons mal le continu alors que, nous sommes très sensible aux variations, à la dérivée de la courbe. Nous percevons aussi mieux les objets familiers, affectivement importants, plutôt que les nouveaux, j’y reviendrai.
2.4) LE TEMPS ET L’INTENSITE ; LA PERCEPTION
2.4.1) NOTIONS SUR LA CHRONAXIE ET SES DERIVEES
La chronaxie de Lapicque traduit cette relation temporo-spatiale ; elle permet de relier le seuil d’intensité de l’excitation pour des temps longs et la durée minima d’une excitation d’intensité double. Cette mesure, en millisecondes, est fiable et caractérise l’excitabilité de fibres motrices ou nerveuses. Ce fut une des premières quantifications physiologiques du début du siècle précédent. Lorsqu’on stimule un nerf, il n’est pas possible de refaire immédiatement une seconde stimulation, car il existe une période réfractaire. Elle est suivie d’une période de facilitation de réponse. Ces deux phases successives peuvent se représenter par une sinusoïde et l’on peut quantifier la durée du cycle en obtenant la plus grande réponse possible au second choc, supérieure à la première. Mais, encore une fois, tout dépend de l’organisme entier qui va moduler des « métachronoses de subordination », par exemple, au cours de la préparation et de l’évolution d’un geste. Le fonctionnement des unités motrices musculaires en parallèle et en fréquence est dissocié par la pathologie nerveuse et musculaire.
2.4.2) LES VARIATIONS FONCTIONNELLES
La pathologie réduit toujours le nombre de degrés de liberté du sujet qui en est atteint. Cette constatation permet de mieux comprendre la pathologie, et, à partir d’elle, la physiologie depuis Claude Bernard. Mais il en est de même en pathologie nerveuse et mentale. Pierre Janet faisait remarquer que rien n’est plus compliqué qu’un esprit normal et Henri Ey a centré ses théories sur les maladies mentales en en faisant des patholo-gies de la liberté ; il l’envisageait plutôt en termes de liberté métaphysique et je préfère parler de réduction des degrés de liberté par les maladies mentales. Il a préfacé le Gestaltkreis de von Weiszaecker ; cet ouvrage met en évidence les contraintes liées à la maladie et la nécessité pour l’organisme de faire varier les seuils pour assurer la constance et les projets de l’être humain. L’auteur insiste sur le fait que la variation des seuils est plus importante que leur fixité, que l’on est dans un univers mouvant, d’où la variabilité de la perception. En accord avec Piaget, il montre qu’il faut supprimer certaines dimensions de l’objet perçu afin que nous le percevions comme constant ; ce qui compte, c’est la conservation de l’identité de l’objet grâce à ces ruptures partielles de cohérence. C’est le sujet qui définit la structure de l’ensemble stimulus externe + état du sujet à l’aide d’une intentionnalité historiquement organisée, qui s’exprime ici et maintenant vers… Cette plasticité se retrouve dans les mécanismes d’excitation et d’inhibition de nos neurones, qui peuvent déclencher des sommations entre événements synchrones, et des potentiations à plus ou moins long terme que tentent de mimer les réseaux neuronaux de l’intelligence artificielle pour effectuer des apprentissages. Nos systèmes neuronaux présentent aussi des variations d’excitation rythmiques en relation avec nos rythmes physiologiques.
2.4.3) HABITUDE ET NOUVEAUTE
Il n’y a pas de faits simples ou compliqués, disait Poincaré, il y a ceux que nous connaissons et auxquels nous sommes habitués et les autres. La formation des habitudes est un système économique, tant sur le plan énergétique qu’informationnel qui concerne l’interface entre moi et le monde ; elle est conditionnée du dehors et du dedans par la création de liens. Entre le début et la fin d’un apprentissage, notre corps et notre système nerveux ne traitent pas le même nombre d’informations ; il est plus faible à la fin qu‘au début par compression et traitement d’unités plus complexes, mais apparemment plus simples. Tout aliment absorbé amène rapidement une élévation du seuil de satiété spécifique ; il en est de même pour l’information. Il faut rapprocher l’habitude et la toxicomanie. La nouveauté « sort » l’individu de cette relation close avec le monde. Elle ne se produit jamais dans une ambiance nulle (sauf en isolement sensoriel), c’est à dire qu’elle entre en compétition avec la situation précédente, ce qui est fatigant. De plus, une situation habituée peut être complexe et une nouveauté, simple. Ce qui compte, c’est le gradient entre l’expérience antérieure et la nouveauté. Un premier stimulus, par définition inconnu, va déclencher un potentiel de démarrage sur le scalp, qui correspond à la mise en route de processus d’analyse et de reconnaissance, mais il ne peut être identifié au départ que comme quelque chose que je ne connais pas. Il faut un certain temps pour qu’il soit identifié ou tout au moins rangé dans une classe d’objets que je connais. Umberto Eco décrit ainsi les difficultés qu’ont eues les Indiens d’Amérique, lors de la conquête de l’Amérique, pour classer les chevaux des Espagnols, espèce inconnue d’eux, par rapport aux classes des animaux qu’ils connaissaient. Dans une situation élémentaire de stimulation lumineuse intermittente (SLI), à l’aide des rythmes évoqués, j’ai pu montrer chez des sujets détériorés ou confus que le délai de passage des types de réponse en passant de la nouveauté à l’habitude dépendait de l’intensité du stimulus, en traçant des courbes intensité / durée du délai. On retrouve ainsi une relation espace / temps. Mais ceci n’est vrai que statistiquement chez le sujet normal qui peut se décentrer au sens de Piaget. De plus, on peut obtenir des réponses différentes pour la même stimulation selon l’organisation de séquences fortes ou faibles de stimulations ; ainsi, l’histoire des stimulations compte toujours et agit selon le stimulus attendu par l’expérience antérieure ; la surprise provient du gradient de contraste entre ce que l’on attend et ce qui se produit réellement. Il y a compétition entre la situation actuelle et les situations antérieures, tous les faits comptent mais aucun n’est essentiel isolé. Les coupures entre les stimulations comme l’ouverture / fermeture des yeux ou un délai sans stimulation rend en partie, une certaine valeur « en soi » au stimulus actuel, en diminuant l’effet séquentiel. On retrouve donc une sorte d’équivalent de la loi de Hebb (qui porte sur des stimulations synchrones) mais ici, se succédant dans le temps : les phénomènes diachroniques suivent ainsi un processus stochastique dans l’espérance de la poursuite d’une tendance. Nous pouvons examiner maintenant les conditions de la compétition de deux stimulations.
2.4.4) LA COMPETITION DE DEUX STIMULATIONS
Reprenons le cas simplifié de sujets déments ou confus. Chez certains de ces sujets pour une stimulation lumineuse d’éclairs assez intenses et de l’ordre de 6 Hz., il est possible d’obtenir un étonnant effet de recrutement stable des rythmes évoqués sur la quasi totalité du scalp (sauf sur la région préfrontale), qui peut durer indéfiniment pendant que la stimulation dure ; à l’arrêt, pour des raisons liées à la cyclochronie, on peut encore obtenir un cycle « pour rien ». Les sujets se sentent « coincés » par la stimulation qui, effectivement, les chosifie. Etudions les caractéristiques de stimulations qui font apparaître ou disparaître ce recrutement. Il suffit de diminuer l’intensité des éclairs pour le faire disparaître. On se place alors un peu au dessus du seuil. Par stimulation verbale ou sonore on peut ou non « sortir » le sujet de cette réponse déterministe. Par exemple, en ajoutant simultanément des clics sonores, il est possible de montrer que la poursuite du recrutement n’est pas liée ni à la SLI pure ni à la SLI asso-ciée à des clics, mais à la probabilité attendue de l’éclair seul ou de l’éclair associé au clic ; c’est l’espérance statistique qui compte. On peut aussi parler et poser des questions pertinentes ou non et seules celles qui ont un sens pour le sujet arrêtent le recrutement. En résumé, une série de stimulations lumineuses rythmiques fait apparaître après un transitoire, une réponse stabilisée d’autant plus vite que le stimulus est plus fort. En suivant une loi de type chronaxique (à l’échelle de temps près) ; les métachronoses de subordination sont ici beaucoup plus importantes qu’au niveau du système nerveux périphérique. L’histoire des stimulations compte. Un stimulus fort contraint davantage le sujet. Les coupures diminue les effets des séquences. Ainsi les lois de l’assimilation et du contraste s’expriment à ce niveau assez bas d’organisation. Les relations spatio-temporelles déplacent les effets observés. On retrouve l’interprétation probabiliste de la loi de Weber-Fechner par Piaget ; l’intérêt de l’expérience étant de le démontrer au niveau électro-physiologique, au moins chez des sujets détériorés provisoirement ou non. Encore une fois, les sujets normaux ont beaucoup plus de possibilités pour échapper à ce déterminisme. On peut aussi montrer que les épileptiques photogéniques (on sait, cliniquement, que les épileptiques sont sensibles à la frustration), habitués à une certaine stimulation par périodes stables, peuvent produire des paroxysmes de type pointe-onde quand une stimulation attendue ne se produit pas. Ce n’est pas un paroxysme « pour rien » mais pour l’inversion d’une espérance qui est trompée. Il faut rapprocher ce phénomène des post-effets négatifs. Après une stimulation rouge, le sujet normal a un post-effet vert ; après une orange, un post-effet bleu. Dans les deux cas, il n’y a en fait rien à voir ; c’est peut-être l’explication du rayon vert de Jules Verne que Rohmer ne put filmer puisque le post-effet est subjectif…alors pourtant qu’il est électriquement objectivable dans notre système nerveux. De plus, on ne peut identifier les deux « néants » objectifs, lors des post-effets qui dépendent eux de la stimulation antérieure.
2.4.5) HABITUATION ET PRISE DE SENS
Habituation et sensibilisation demandent le même délai au sujet pour juger si le stimulus est sans intérêt ou intéressant ; tout se passe comme si, après un certain temps d’identification, une bifurcation permettait au sujet de choisir son attitude vis à vis du stimulus à condition qu’il garde une certaine distance vis à vis de lui, que la situation ne s’impose pas à lui. Opposons le sommeil par inhibition interne d’un clic répété et le recrutement ; dans le premier cas, l’opposition est active et équilibre le stimulus ; dans le second, il est chosifié, déterminé. D’où l’importance de la possibilité de la négation pour éviter une relation close avec le monde. « On est libre quand on veut ce que l’on fait » et non l’inverse. La course de l’être se fait vers un projet qui n’est que la carotte de l’âne (J.-P. Sartre). En fait, il vit dans un compromis entre les contraintes du réel et son idéal de soi, en suivant sa « voie », le « dao » chinois. La liberté qu’il postule dépend de ses degrés de liberté bien réels.
2.4.6) LA PERCEPTION, CONSTRUCTION DU REEL
En anglais, c’est l’équivalent de la « représentation » en français ; la perception est la construction du réel (Nuttin) en présence d’indicateurs externes. Il y a moins de fibres dans le nerf optique que de récepteurs rétiniens, qui convergent déjà dans la rétine qui est un élément du cerveau. A l’autre extrémité du nerf, ils diffusent dans de nombreuses aires spécifiques et non spécifiques. Ainsi, l’ambiguïté de la perception est obligatoire dès le niveau anatomique du « câblage ». Il ne peut donc y avoir de transformation biunivoque entre le dehors et l’être. Voici une expérience simple pour le démontrer : Un sujet normal, yeux fermés, perçoit une SLI classique dont on fait varier l’intensité. On obtient alors trois couples de réponse : plus fort / moins fort, plus près / plus loin, plus vite / moins vite. Si une question est posée dans le cadre d’une des 3 modalités, la réponse verbale du sujet s’y conforme tandis que sa réponse EEG est caractéristique d’un stimulus fort ou près ou rapide / un stimulus faible, loin, lent. Naturellement, la fréquence évoquée dépend de la fréquence du stimulus, avec forte amplitude et harmoniques inférieurs dans le premier cas, faible amplitude, harmoniques supérieurs dans le second. Des informations complémentaires font disparaître l’ambiguïté : si la lampe touche le front, la modalité près / loin disparaît, si l’on associe des sons aux éclairs, la variation de vitesse disparaît aussi, enfin yeux ouverts, il n’y a plus aucune ambiguïté. On met ainsi, simplement en évidence la relation entre le nombre d’informations différentes et la perte d’ambiguïté dans ce cas simple. L’erreur de diagnostic en médecine ou ailleurs (en économie par exemple) dépend toujours d’un manque d’informations. Rosenblith mit en évidence que nous ne pouvons classer des objets sur une seule modalité que selon 7 + ou – 2 niveaux distincts et que c’est la combinatoire de plusieurs types d’informations qui permet la classification. Piaget a toujours insisté sur le fait que la constance du monde est construite et que pour cela, on supprime telles ou telles caractéristiques de l’objet pour assurer cette constance quel que soit le point de vue, la distance, etc. Il faut penser la perception comme un processus changeant dans un monde changeant pour assurer la constance. Il en est de même dans les mécanismes homéo-thermiques, grâce à l’abondance des systèmes tampon. La régularité constante est pathologique ; les anciens cliniciens le savaient bien qui diagnostiquaient une affection rénale quand les reins produisaient une urine de couleur constante à chaque miction. « Nous sommes mêlés au monde et aux autres dans une confusion constante » (Merleau-Ponty).
2.4.7) CORRELATIONS SUBJECTIVES : LA PERCEPTION PROPREMENT DITE
Si l’on ajoute aux deux indicateurs précédents (caractéristiques de la SLI mono-chromatique rouge, réponse EEG) la communication verbale du sujet de ce qu’il perçoit ici et maintenant (sur magnétophone), on peut faire une étude des corrélations entre ces trois données. On se place dans la plage de fréquence subfusionnelle entre 4 éclairs/seconde et le point critique de fusion (40 à 60 éclairs/seconde). On définit 4 niveaux d’intensité, chacun étant double du précédent. Par habituation, on se place dans des conditions photopiques. On se trouve alors dans des caractéristiques expérimentales parfaitement définies, le sujet ayant les yeux fermés. Après une période d’habituation à une stimulation stable en fréquence et intensité, les sujets normaux vont percevoir des modifications perceptives dans cette situation stimulus stabilisée objectivement. Ces perceptions sont géométriques, chromatiques variées et mouvantes ; on leur demande d’activer un signal avec le doigt lorsqu’ils perçoivent un changement perceptif : le signal est actionné par le sujet aussitôt après une modification de la réponse électrique, mais la décision d’appui et le geste modifient, à leur tour, tracé EEG et perception. C’est bien une variété personnelle que le sujet introduit dans cette situation objectivement stable. Les confus et certains déments en sont incapables. Les perceptions de la lumière intermittente sont connues depuis longtemps (Purkinje en 1823). Ce phénomène étrange de transformation fréquentielle en espace perçu et changeant a été analysé par de nombreux auteurs. Il existe de plus des modifications de la distance perçue autour de 30 à 40 cm. Quand la perception est forte, il y a un rapprochement et un éloignement si elle est perçue faible (naturellement avec la réponse EEG correspondante). Les sujets identifient ces perceptions statistiquement avec des reproductions de peintres abstraits ; des peintres professionnels les ont reproduites. Par contre, les malades qui recrutent ne voient que de la couleur monochromatique rouge. Chez des épileptiques photogéniques, le plan perceptif devient convexe et « rentre dans les yeux du sujet » qui se recule affolé. Pendant les paroxysmes, ces malades nient la présence de la lumière (qui pourtant leur cause des myoclonies et des polypointe-ondes EEG). On peut obtenir le même effet chez des sujets chez lesquels on suspecte une épilepsie, par injection d’une drogue synchronisante. Cet effet disparaît par injection de benzodiazépine. A l’inverse, des schizophrènes, des délirants ( même sans hallucination visuelle) perçoivent alors des objets réels ; les hallucinations proviennent donc de mécanismes complexes au delà de l’aire sensorielle concernée par les dires du sujet. L’injection progressive d’une drogue psychodysleptique chez des volontaires normaux va faire apparaître aussi des modifications perceptives, d’abord au niveau des post-effets puis lors de la stimulation, tandis que le plan perceptif devient concave. C’est le peintre Vieira da Silva que les sujets rapprochent le plus de leurs perceptions. Ainsi ces modifications pharmacologiques changent la métrique de l’espace perçu de convexe à concave en passant par l’espace habituel. Nous verrons plus loin que la représentation de l’espace est topologique et non euclidienne. On doit donc faire intervenir dans ces perceptions le monde imaginaire postulé par le sujet.
2.4.8) MONDE PROBABLE ET MONDE REEL – MONDE DESIRE OU REPOUSSE
Il existe donc une confrontation permanente dans la perception entre le réel et le possible, entre le monde désiré et le monde contraint, c’est dire l’importance de l’affectivité (Vincent) et des émotions (Damasio) . Minkowski a bien montré que l’attente bloque le projet vital en le mettant entre parenthèses. Les coupures et la nouveauté sont indispensables ainsi que la surprise. L’attente et l’attention ont une racine commune. Dans cette construction du réel, on peut comparer les indicateurs et contraintes externes au plateau d’une balance, l’autre plateau supportant les mécanismes inconscients automatiques, les désirs, craintes et projets, les contraintes internes. L’homme normal voit ces deux plateaux osciller autour de l’équilibre, définissant une plage de fonctionnement. Par contre la surcharge excessive de l’un des plateaux définit des états pathogènes d’origine externe ou interne.
2.4.9) AUTRES SENS
On se contentera ici de donner quelques indications sur les autres sens. L’ouïe est importante pour les facteurs temporels, les sons, la musique, le langage. Le fonctionnement temporel de nos neurones est une sorte de musique. L’olfaction, détecteur chimique, a un rôle essentiel dans l’alimentation et la sexualité ; depuis Proust, on insiste sur les relations entre l’odorat, la mémoire et l’affectivité. C’est le plus « animal » de nos sens. De plus, il semble qu’un organe voméral permet la perception chez la femme (et chez l’homme ?) d’un équivalent des phéromones.
2.4.10) LA PERCEPTION MULTI-CANAUX DE SITUATION-STIMULUS
Nous pouvons passer alors à la perception par de multicanaux. C’est l’intentionnalité qui nous fait viser une certaine situation stimulus. J’ai programmé un logiciel permettant la projection sur écran d’un ensemble de trois éléments : forme géométrique, note de la gamme, couleur du fond. 7 possibilités existent pour chaque type d’éléments ; l’association de 3 éléments, chacun d’une classe différente constituent un pattern à reconnaître dans un contexte de jeu vidéo. On trouvera le détail du protocole et des résultats dans le texte de la base de données. Ce qui importe ici, c’est de résumer ces résultats : on démontre ainsi qu’un pattern à reconnaître « pèse plus lourd » que chacun des éléments qui le constitue, ceux-ci, isolément constituant un « bruit ». On peut ainsi dire que les deux théories de la perception par globalité (top-down) ou agégation d’éléments (bottom-up) sont toutes deux partiellement valables, et nécessaires. Il faut une analyse spécifique de chaque élément et une analyse de leurs liens synchroniques qui sont traités par des systèmes différents. Faire une reconnaissance de forme, c’est trouver les liens entre des stimulations de caractères différents, ces liens étant construits par le sujet pour réaliser une unité à identifier dans un certain but (ici, réussir le jeu). On sait en informatique programmer séparément les liens et les éléments ; il semble qu’il en est de même dans notre système nerveux. Une fois identifié, le pattern est compressé en une unité, ce qui est très économique pour l’apprentissage, ce processus est automatique.
2.5) MEMOIRE ET COGNITION ; LA MEMOIRE DE TRAVAIL, LES MEMOIRES A COURT ET LONG TERME
Le système nerveux ne fonctionnerait pas sans une mémoire capable de conserver et de restituer l’information. Mais nous avons de nombreux types de mémoire en relation avec notre histoire, et fruit d’une longue évolution. Vers 500 avant J.C., Simonide de Céos avait trouvé la méthode des lieux, permettant de relier des images mentales et un itinéraire. Luria a beaucoup étudié un sujet à mémoire exceptionnelle à qui manquait une fonction fondamentale, l’oubli qui permet au sujet de distinguer ce qui est important et le reste. L’essentiel est de montrer que la mémoire de travail permet au système cognitif de traiter les informations récentes aussi longtemps que nécessaire pour permettre de la traiter cognitivement (Le Ny). Les processus mnésiques n’ont pas grand chose à voir avec une mémoire-stock du type de la photographie ou de la bande magnétique. Ils se mettent à jour en permanence en relation avec la plasticité cérébrale. La mémoire procédurale qui s’occupe des liaisons, fonctions, apprentissages… est plus proche de la mémoire des joueurs d’échec. La mémoire iconique à court terme a une faible capacité et ne dure qu’une vingtaine de secondes. La mémoire à long terme est plus « solide » par rapport au vieillissement. Bien entendu, il faut relier la perception, l’attention, les mémoires, l’affectivité et les émotions. Thom, Zeeman et Petitot, dans leurs études des sytèmes dynamiques évoluant dans le temps, ont proposé des modèles connexionistes cognitifs des performances où la sémantique est une propriété émergente au niveau macro à partir de systèmes sous-jacents, fonctionnant comme des attracteurs de dynamiques micro sous-jacentes.
Nos expériences ont montré que la reconnaissance de patterns nouveaux (1 forme + 1 couleur + 1 note), excellente jusqu’à 30 ans (97%), diminue ensuite progressivement jusqu’à 10% au dessus de 60 ans. Ainsi la globalité est mieux reconnue chez les jeunes tandis que les plus âgés n’identifient qu’un ou deux éléments qui deviennent alors des bruits. On trouvera les résultats détaillés dans le texte. On retiendra que deux systèmes différents, au moins, ont un rôle dans cette reconnaissance, l’un concernant les éléments, l’autre les liens. C’est ce dernier qui perd ses performances avec l’âge.
2.5.1) DISCUSSION SUR LE VIEILLISSEMENT, LES PERFORMANCES ET LA MEMOIRE
On peut parler de prévieillissement à partir de 25 ans (Crocq), tandis que Changeux situe la fin de la stabilisation synaptique vers 15, 20 ans. Le plus grand flou existe sur les différentes étapes du vieillissement cérébral. On peut retenir la plus grande difficulté des personnes âgées à traiter les faits nouveaux, ce que les jeunes font facilement. Les plus vieux sont aussi plus sensibles aux bruits. On peut penser que lorsque nous donnons un nom à un pattern ou à un concept, nous comprimons l’information pour la rendre économiquement manipulable, mais on sait aussi que la compression risque de faire perdre des informations. Jeunes, nous nous créons des modèles qui peuvent être décompressés ensuite et utilisés analogiquement dans d’autres situations ; c’est « l’expérience ». Mais lorsque nous sommes vieux, il nous devient difficile de créer des modèles totalement différents de nos expériences antérieures. Bref, ce qui ressort de toutes ces études, c’est que les systèmes mnésiques sont multiples et que tous les auteurs classent différemment les diverses mémoires, qui, en fait concernent la plupart des structures nerveuses grâce à des processus de plasticité, qui diminuent avec l’âge ; la mémoire procédurale, qui est une sorte de mémoire algorithmique est mieux conservée que le souvenir des éléments dans la mémoire déclarative. Cette perte de la possibilité de créer de nouvelles unités significatives chez le sujet vieillissant s’accompagne d’une perte parallèle de l’unité psychologique et physiologique du sujet. Montaigne et Lévi-Strauss l’ont bien explicité. Mais on peut terminer par une note plus optimiste en rappelant les travaux récents sur le développement de nouvelles cellules hippocampiques chez le rat et l’homme vieillissant ainsi que sur les tentatives de traitement de certains déficits neuronaux par des cellules souches nerveuses.
3) L’ACTION
3.1) LES CONDITIONNEMENTS ET LES APPRENTISSAGES
Dans toute expérience avec un animal ou un homme, l’expérimentateur et le sujet de l’expérience forment un tout indissoluble, chacun agissant sur l’autre, et pas seulement l’expérimentateur. Ainsi, il faut ajouter à l’effet « placebo » en médecine, l’influence du malade sur le médecin. L’expérimentation en psychologie, en psychiatrie, en éthologie nécessite la prise en compte des deux parties de l’expérience, subjective et objective de chacun des protagonistes.
3.1.1) LE CONDITIONNEMENT CLASSIQUE DE PAVLOV
On devrait parler de réflexes conditionnels plutôt que conditionnés. Parmi d’innombrables variantes, il existe deux grands types de conditionnement : celui de Pavlov et celui de Skinner, chacun en relation avec la culture du milieu, marxiste-léniniste pour l’un, libéral et individualiste pour l’autre. De plus chacun des deux systèmes politiques s’est servi des résultats des recherches pour prétendre que son système était le meilleur. Dans les deux types de conditionnement, on part du système « précâblé » des désirs et instincts du sujet, de son histoire, pour, à l’aide d’une méthode appropriée, obtenir une modification de son comportement. La démarche de Pavlov consiste à accrocher dans un délai fixe avant la présentation du stimulus absolu (à réponse automatique), un signal quelconque, qui, par répétition va faire prévoir l’apparition de ce stimulus (d’abord présent puis absent) et de la récompense désirée (ou de la punition crainte). Le stimulus conditionnel quelconque devient alors, par transfert temporel de sens, significatif du stimulus absolu espéré et de sa réponse automatique. C’est dire que l’affectivité intervient. Le conditionnement ne fonctionne que si le stimulus à conditionner précède, et dans un délai fixe (avec un optimum de l’ordre de la seconde) le stimulus absolu. La répétition est indispensable pour obtenir l’apprentissage. Le réflexe conditionné classique est donc caractérisé par cette liaison temporelle et temporaire en relation avec la plasticité nerveuse. On retrouve donc ici dans la séquence diachronique, un certain équivalent de la synchronie de plusieurs stimulations différentes. Un bruit peut parfois l’inhiber ; de plus, si le réflexe n’est pas renforcé de temps à autre par l’apparition du stimulus absolu, il s’éteint par habituation et désintérêt mais peut être de nouveau renforcé par le stimulus absolu. Il est possible, de proche en proche d’accrocher des chaînes de signaux successifs. Ainsi, le temps cyclique et linéaire de la séquence joue un rôle essentiel. Popov, élève de Pavlov, montra que le délai seul a un rôle essentiel dans le conditionnement, c’est la « cyclochronie ». Elle peut ou non être liée à des cycles spontanés, tels les rythmes circadiens ou à des rythmes induits. Il est assez facile de la mettre en évidence chez des sujets déments ou confus, ce mécanisme automatique et inconscient étant relativement contrôlé chez le sujet normal (« jamais deux sans trois »). L’expectance, l’attente, le rythme sont en relation avec ce phénomène physiologique. On retrouve ici une sorte de « loi de Hebb » dans la séquence temporelle avec attente d’un phénomène qui se produira ou non. La répétition va permettre de choisir entre un phénomène intéressant (renforcement) ou inintéressant (extinction). Pavlov avait noté qu’un chien affamé était plus facile à conditionner ; ceci revient à donner une valeur plus grande au stimulus absolu donc à l’attente de la boulette de viande. Quand on effectue un apprentissage avec un stimulus bien défini, il est possible de noter que la reconnaissance de forme est d’autant meilleure que la répétition est plus longue ; ceci se retrouve dans beaucoup de cas. En fait, la répétition d’utilisation permet une discrimination beaucoup plus fine que dans le cas de stimulations peu connues. On le note dans les comparaisons inter-culturelles des dénominations, par exemple des descriptions des chevaux (Lévi-Strauss). Contrairement au modèle physiologique de Pavlov, on estime actuellement que le conditionnement est avant tout un phénomène cortico-sous cortical qui nécessite la sensibilité nerveuse. On peut même conditionner les animaux les plus élémentaires. Par contre, on ne peut conditionner la zone motrice. Si l’on peut conditionner, même en l’absence de réponse motrice (curarisation), c’est l’attente du résultat qui compte, ce qui fait intervenir la loi de l’effet. Enfin, il existe des différences dans l’aptitude au conditionnement ; Pavlov distinguait ainsi des chiens de type fort et de type faible.
3.1.2) LE CONDITIONNEMENT DE SKINNER ET L’APPRENTISSAGE
Le conditionnement de Skinner est aussi appelé conditionnement opérant ou apprentissage par essai/erreur. Il est moins déterministe que le conditionnement de Pavlov car c’est le sujet qui construit la réponse en apprenant la signification des stimulations pour atteindre un but (Tolman). Tout apprentissage représente une simplification, un lissage économique des actions mieux enchaînés et plus rapidement (apprendre à nager, par exemple), avec élimination des gestes inutiles. A l’opposé de Pavlov, qui part du passé pour fixer les étapes permettant d’atteindre le but à partir d’étapes imposées par l’expérimentateur, Skinner fixe le but à atteindre en laissant le sujet libre de sa tactique dans ses actions, déclenchée par ses motivations ; l’erreur fait partie de l’apprentissage ; seule l’erreur est rentable disait Grey Walter. Face au déterminisme collectif du communisme des années 20, Skinner, quelques années plus tard défend la libre entreprise de l’individu. Bien sûr, le carcan du premier a échoué à répondre à la diversité humaine pour atteindre les lendemains qui chantent tandis que le second ne prend pas en compte ceux qui, pour une raison ou une autre ne peuvent atteindre le rêve américain (celui prévu par ’expérimentateur, qui, ici, ne se différencie pas de Pavlov). Tous deux traduisent une utopie réductionniste ; il est préférable de les considérer comme complémentaires. En réalité, ces théories ont été utilisées dans des temps très anciens. Le pari de Pascal est à rapprocher du système de Pavlov par la mise en forme corporelle et gestuelle de la prière, tandis que Saint Ignace de Loyola, dans ses exercices spiri-tuels, propose aux Jésuites une évaluation très skinnérienne de l’action quotidienne. Les animaux inférieurs permettent de mieux comprendre nos stratégies de l’apprentissage et de la prise de sens. C’est ainsi que chez les insectes, on peut montrer que les informations qui arrivent en parallèle par les capteurs sensoriels externes ne prennent sens qu’à partir des interneurones qui reçoivent ces informations, traitant la synthèse de façon séquentielle en les reliant à l’histoire du sujet donnée par des informations internes et à l’état de l’organisme, ici et maintenant, orienté vers… Cette sommation hétérogène des signaux est fondamentale pour Gould dans la formation de l’adulte. Bref, en plus de l’inné, les relations à l’environnement sont essentielles dans la formation. On apprend toujours ce qui est essentiel, la preuve en étant donnée par l’Evolution. Les abeilles utilisent une sorte de carte subjective de faible définition pour reconnaître des trajets. Les rats également se représentent l’espace qu’ils utilisent par des représentations mentales. Certains rongeurs peuvent se représenter des durées (Richelle et Lejeune). Chez l’animal comme chez l’homme, le signe se forme par relation entre un signifiant pratiqué et un signifié vécu.
3.2) LES COMPORTEMENTS ET L’ECOETHOLOGIE ANIMALE ET HUMAINE
L’étude des comportements est très ancienne, mais depuis plus d’un siècle, de multiples travaux essaient de les décrire et d’en donner des théories. On est bien loin actuellement des animaux-machines, de la séparation de l’esprit et du corps, de l’inné et de l’acquis. Goethe, au début de Faust va traduire « Au commencement était le verbe » par « Au commencement était l’action ». Le comportement est le seul lien entre les sciences humaines et les sciences naturelles, la biologie en particulier. Les chercheurs ont théorisé leurs observations dans un certain milieu socio-culturel et il a fallu du temps pour décanter ces théories en supprimant les croyances a priori, qui y étaient sous-jacentes. En dehors des systèmes volontaristes européens, il est intéressant de noter les conceptions chinoises du non-agir qui recherchent le processus de décision et l’intervention seulement dans le contrôle de l’évolution des phénomènes externes, naturels ou non. John Watson défendait une théorie dite S-R : un stimulus pertinent causal S entraîne une réponse R. Mais ce schéma est faux ; on pense maintenant que devant un stimulus S pertinent, le sujet construit sa réponse R en fonction de multiples facteurs. Vers la même époque, Jakob von Uexküll va situer les relations entre l’environnement (dans sa partie qui concerne le sujet), les données et le sujet ; il schématise ces relations bouclées entre perception et action. Progressivement, on parle « d’espace-temps », de « sujets » en désignant les animaux. Le behaviorisme est devenu méthodologique (Le Ny).. On étudie maintenant les apprentissages des comportements en tant que phénomènes adaptatifs. On ne peut plus se contenter de les présenter comme le résultat de phénomènes élémentaires mais il faut prendre en compte l’être en entier également (Le Moal). L’éthologie est donc pour une grande part, une biologie de l’interaction (Cosnier). Pour ma part, j’ai toujours soutenu qu’il fallait parler d’écoéthologie ou d’éthoécologie animale ou humaine ; c’est pourquoi j’avais intitulé ainsi mon laboratoire. Tout comportement change quand le milieu évolue. On ne peut plus séparer les représentations du monde de l’action sur celui-ci. On doit considérer le langage comme un comportement permettant les communications en complément des langages non verbaux. L’éthologie étudie les séquences comportementales en relation avec les autres approches scientifiques de l’homme dans son milieu. Elle est caractérisée par sa rigueur méthodologique, ce qui permet d’évacuer un certain nombre d’interprétations douteuses. Mais comment se font les évolutions de l’être, de la conception à l’âge adulte ?
3.3) EMBRYOLOGIE ET ONTOGENESE, MATURATION
Comment, à partir du programme génétique, se fait la formation progressive de l’adulte ? Les gènes architectes y jouent un rôle majeur. Cependant, il est fascinant de voir que des phases successives d’organisation spatiale, en particulier dans les deux directions antéro-postérieure et ventro-dorsale vont se succéder, à partir d’une redondance et d’une métamérisation maxima vers une différenciation et une réduction de la redondance. Des bifurcations vers une spécialisation sont organisées progressivement à des phases extrêmement précises. La symétrie droite / gauche d’origine ne se conserve pas jusqu’à la fin du processus (foie et cœur par exemple) sauf en ce qui concerne les organes sensoriels et moteurs (et encore pas chez certains crabes). Anabolisme et catabolisme s’y équilibrent dynamiquement, le premier dominant le second pendant toute la croissance. Il est modulé par des pertes programmées par l’ensemble de l’être, tels divers organes embryonnaires devenant vestigiaux chez l’adulte. Mais le phénomène le plus étonnant est celui de l’apoptose que l’on a qualifié de « suicide cellulaire », suicide en fait commandé par les autres cellules, quand une étape doit être franchie : ainsi les doigts apparaissent comme « découpés selon le pointillé » dans la masse moins précise de la main embryonnaire. Il existe ainsi une lecture temporelle très rigoureuse du génome qui dépend de l’âge de l’embryon (Prochiantz). De plus, les variations de vitesse de lecture, à certains stades, expliquent en partie les différences d’évolution de certains singes et de l’homme. Ici encore, on retrouve le kairos. L’épigénèse a été bien mise en évidence en particulier par Changeux pour montrer, qu’à programme identique, des variations environnementales vont faire apparaître des êtres différents, au moins au niveau des neurones. Le programme génétique, ou mieux, comme le propose Atlan, les données génétiques vont fournir des potentialités (la « puissance » d’Aristote ou de Saint Thomas) et la mise en formes (« l’acte » des mêmes auteurs). On voit bien comment cette plasticité de l’être, en particulier au niveau du système nerveux, est compatible avec les théories de Piaget, qui avait cependant minimisé les potentialités (compétences) du jeune enfant, mais sa distinction entre ces compétences et les performances doit être conservée. Qu’il s’agisse de la mise en formes des mécanismes immunitaires ou de la maturation des zones de traitement de l’information sensorielle, on retrouve cette notion de moment fécond entre la formation de l’être et le milieu auquel il est confronté. Il en résulte que chaque être est strictement unique. On a pris l’habitude, à tort, d’opposer l’inné et l’acquis, l’essence et l’existence, alors qu’ils sont complémentaires. Ainsi, la formation du couple mère / enfant avec les mécanismes de l’attachement se construit spécifiquement dans chaque cas ; la mère devenant un élément majeur et structurant de la personne et de l’identité de l’enfant donc du futur adulte. Dans le même esprit, Lebovici a pu dire que c’est l’enfant qui « crée » la mère. L’environnement et la culture s’introduisent dans cette relation, dès le départ. Il faut ajouter à cette création de liens, la préparation de la séparation ultérieure allant vers l’autonomie ; Paul Sivadon répétait souvent que l’on ne pouvait se séparer d’une mauvaise mère. Bien entendu, l’affectivité est fondamentale dans ces mécanismes. Par exemple, l’hospitalisme décrit par Spitz chez l’enfant hospitalisé isolément de sa mère peut être guéri par un substitut maternel. Quant au Kwashiorkor, carence protidique de l’enfant en Afrique, il n’apparaît pas si la relation mère / enfant est satisfaisante. Au cours du développement de l’enfant, des fonctions disparaissent transitoirement pour réapparaître ensuite, intégrées : ainsi le bébé, dont le système nerveux n’est pas terminé peut nager par des mécanismes réflexes contro-latéreaux, puis cela devient impossible par contrôle de ses réflexes et il doit apprendre à nager. C’est toujours l’action qui va participer à la formation de la pensée (Greco).
3.3.1) EVOLUTION DES OPERATIONS ET STRUCTURES INTELLECTUELLES CHEZ L’ENFANT
Au début, l’enfant raisonne par logique de couples d’opposition binaires (blanc / noir, le bien / le mal) puis la relation de la partie et du tout, s’installe vers 7 ans. Il va, ensuite organiser le monde en classant et en reliant les choses les unes avec les autres ; vers 9 à 12 ans s’installe la notion de conservation des objets, malgré les fluctuations perceptives, il reconnaît leur identité et leur stabilité. L’adolescent va utiliser un raisonnement expérimental et logique ; mais comme le fait remarquer Grize, il porte toujours sur des objets réels et fait donc intervenir le contexte et le sens au delà de la formalisation. Pensée concrète et pensée abstraite ne sont en fait pas séparées, l’une utilisant l’autre. La structure sociale, c’est à dire la relation aux parents, aux adultes et aux pairs s’introduit très tôt et a un effet structurant sur la formation de la personnalité par des mécanismes d’identification et d’opposition.
3.3.2) LE JEU
Seuls les animaux supérieurs jouent encore à l’âge adulte ; chez l’enfant, le jeu sert à apprendre les comportements de l’adulte ; ils sont différents selon les cultures, mais le mécanisme est toujours le même. On a montré que le développement du cerveau est bloqué chez l’enfant du Quart-monde à l’âge mental de six ans, comme chez le rat élevé en isolement, qui ne se développe pas normalement.
3.3.3) LE VIEILLISSEMENT ET LA MORT
On commence à vieillir dès la fin de toutes les spécialisations cellulaires, après la réduction des potentialités ouvertes, quand l’être commence à « cristalliser » en perdant de l’eau. On peut fixer le prévieillissement à 25 ans. Mais le vieillard n’a pas seulement perdu de l’eau, il a aussi perdu sa plasticité en relation à la nouveauté, ses rythmes circadiens ou circannuels s’affaiblissent, ainsi que la possibilité de séquences longues d’actes complexes ; il a des difficultés à s’adapter à un nouvel environnement, à la perte d’êtres chers. Sa pensée est plus orienté vers le regret du passé que vers l’attrait du futur. La mort traduit cette perte finale d’unité globalisante de l’être et les rituels des cérémonies funéraires rendent hommage, non au cadavre, mais au souvenir de la personne décédée.
3.4) LES FINALITES DES COMPORTEMENTS : HUMEUR, AFFECTIVITE, DESIRS, PROJETS
Je tente, dans cet ouvrage, de montrer les conditions formelles d’apparition du sens, mais on ne saurait omettre le « moteur » de cette recherche cognitive : le désir, l’affectivité, les émotions (Damasio). Jean-Didier Vincent a mis en évidence qu’il ne fallait pas opposer cognitions et émotions, sentiments et pensée. Le système nerveux produit un traitement rapide des informations, mais il est modulé par un système endocrinien à réponse plus lente ; au total on obtient un système neuro-endocrinien très complexe et comportant de très nombreuses boucles d’interaction réalisant un « état central fluctuant ». Le désir provient d’un état interne du sujet, de ses motivations par rapport à un élément extérieur à lui ; il va activer la vigilance mais au dessus d’une certaine excitation, la conscience baisse, les performances diminuent. L’état interne et les désirs sont très sensibles à la mémoire, à l’histoire du sujet. On peut schématiser l’effet de l’affectivité (avec des intensités variables) comme un système qui donne une coloration positive, négative, ambivalente ou neutre à des éléments du monde et à notre propre personne. La pathologie de la psychose maniaco-dépressive montre bien les modifications du projet et de l’attente selon l’humeur du sujet.
3.4.1) DESIRS ET PROJETS
Le désir est donc la tendance à s’approprier un élément extérieur ; la loi de l’inoptimum de Bensaude rappelle que l’on ne se déplace hors du territoire que pour trouver ailleurs ce qui manque ici, c’est le cas des migrants. L’argent est à la fois un moyen d’assouvir des désirs et la limite contraignante de ceux-ci. De l’enfant à l’adulte le désir doit être assouvi, d’abord à très court terme (bonbon), puis à moyen (examen), enfin à long terme (carrière). Durant cette évolution, il se complexifie. Le désir a pour fin son extinction par assouvissement et sa réorientation. Le projet espère un futur qui n’est naturellement qu’un conditionnel. La congruence entre projets à court, moyen et long terme est difficile et source de nombreux conflits, en particulier dans l’entreprise, et en général en politique.
3.4.2) L’INTENTIONNALITE
Je décris dans ce chapitre la théorie de l’Intentionnalité (avec un I) de John R. Searle qui précise l’importance de la visée du sujet pour mettre son organisme en relation avec le monde. Il fait de la perception et de l’action, une vérification, sorte de preuve par neuf, de ce que l’on vise (même si c’est une hallucination). Cette Intentionnalité se situe dans les conditions de l’expérience dans le champ des possibles qu’il nomme « arrière fond ». Elle se place donc dans un système à auto-référence dont Hofstadter et, en général, toutes les recherches sur la logique (Gödel par exemple) ont montré les pièges, mais elle concerne l’identité du sujet. Il existe évidemment des contraintes externes et internes à l’Intentionnalité et au désir.
4) LE CORPS
4.1) SCHEMA CORPOREL ET IMAGE DU CORPS
Parmi les innombrables données ayant trait aux fonctions du corps, ne sera traitée ici que l’interface entre le sujet et le monde. Le corps est un objet très particulier car j’ai un corps et je suis un corps. Il s’agit d’un domaine à la confluence de l’être et de l’avoir. Le membre fantôme qui apparaît après une amputation au delà de l’âge de 6 ans permet de mieux comprendre ce qu’est le schéma corporel ; il est auto-construit, en relation avec le fonctionnement du système nerveux puisqu’avant l’âge indiqué plus haut, il ne se manifeste pas. Il est en relation avec la plasticité cérébrale. L’ensemble des cellules de l’organisme possède une possibilité de se diviser un certain nombre de fois, qui disparaît à un certain âge, du fait du raccourcissement progressif des télomères des chromosomes. Exemple-type : le clonage de la brebis Dolly ; le clone avait l’âge cellulaire de l’animal d’origine. En complément du schéma corporel, d’ordre très neurologique, l’image du corps, bien étudiée par Schilder, qui tient compte de facteurs psychologiques et socio-culturels. Il existe deux types de mimiques dans ce que perçoit un autre homme : la mimique affective, universelle en relation avec les émotions, l’affectivité, l’humeur, et la mimique propre à tel ou tel usage culturel, donc en relation avec la société locale. C’est ainsi qu’interviennent autrui et la société dans le marquage du corps (appartenance à un groupe, maquillage, tatouage, vêtements…). Il existe un code social qui s’exprime dans les uniformes et les tenues conventionnelles ; on le voit bien chez les marionnettes du Musée des Arts et Traditions Populaires. Dans la relation à soi et à autrui on est donc amené à traiter ce problème aux niveaux biologique, psychologique et social. Un bon exemple est celui de l’apprentissage de la relaxation de Schultz, méthode psychothérapique adaptée des techniques du Yoga pour les Occidentaux. Elle a pour but d’aider le sujet névrosé à « se réunifier » pour affronter paisiblement les stimulations provenant du monde par lesquelles il se sent agressé. On part de la relation affective, positive sécurisante du corps du médecin qui va servir de repère au sujet, allongé yeux fermés, au repos. On commence par une relation normative induite par le médecin qui cherche à mobiliser d’abord la main et le poignet droits, zone la mieux contrôlée volontairement en indiquant au sujet qu’il ne doit pas présenter de raidissement (réflexe de posture) pendant cette manipulation. Le sujet est invité à se représenter simultanément sa main puis, peu à peu, son bras, ses deux bras, puis ses deux jambes, toujours en commençant par l’extrémité (qu’il contrôle mieux), en essayant de les sentir « lourds », ce qui correspond au contrôle de l’absence de réaction tonique, malgré les manipulations du thérapeute. A chaque fois, au bout de quelques instants (c’est un effort d’attention très intense qu’il est inutile de prolonger), on demande au sujet de s’asseoir, de respirer fort puis seulement d’ouvrir les yeux afin « d’embrayer volontairement sur le monde » puis de se recoucher, yeux fermés et de recommencer. Ce cycle est repris plusieurs fois. Plusieurs séances sont nécessaires. Des stades plus profonds sont atteints par contrôle respiratoire, cardiaque…Le sujet redevient ainsi plus maître de lui ; il continuera ses séances, seul, en l’absence du thérapeute. Dans cette méthode, les échanges sont verbaux et non verbaux et on peut penser que la magie de « l’imposition des mains » agit de même à partir du corps du sorcier. On ne peut séparer les messages verbaux et non verbaux du corps ; on sait qu’en Afrique, certains marabouts écrivent sur un papier une prière, puis font dissoudre l’encre du message dans de l’eau qu’ils font boire au patient, ce qui revient à remplacer la parole par un liquide alimentaire… Comment le sens des informations se fixe-t-il ? Le cas pathologique de l’aura épileptique, qui se produit au début de certaines crises et prévient le sujet de son imminence, est « choisie » affectivement au cours de l’installation de la maladie et en fonction des zones lésées. On a ainsi un sytème complexe constitué d’un support pathologique prêt à recevoir des informations, un moment fécond et un événement affectivement important. L’expérience va se fixer et être rejouée comme une bande magnétique au début de ces crises. Divers exemples sont fournis dans la base de données. L’image du corps est un processus fragile et c’est chez les schizophrènes adultes et les enfants autistes qu’on le met le mieux en évidence ; c’est ainsi que j’ai réalisé des expériences d’auto-vidéoscopie chez des sujets regardant leur image sur un écran, en temps réel, tandis qu’ils étaient filmés par une caméra qui tournait autour d’eux (avec une population normale de contrôle). Le phénomène le plus frappant, chez certains de ces sujets est l’impossibilité d’identifier leurs propres mouvements quand ils voient leur image bouger, ne distinguant pas les mouvements de la caméra et les leurs propres. Ils parlent parfois de leur image à la troisième personne. Ce trouble de décentration, au sens de Piaget, est frappant. Ils recherchent désespérément l’unité de leur personne. J’ai vécu le même phénomène en caisson d’isolement sensoriel et aussi sous psilocybine, drogue psycho-dysleptique hallucinatoire. Dans les deux cas, j’ai eu des troubles de l’image du corps et des modifications temporo-spatiales simultanées : compression du temps et hallucination de mes mains en caisson, modifications croisées des perceptions sonores et lumineuses, « présent étalé » et absence de futur, modification des mains sous psilocybine.
4.2) LES AUTRES FONCTIONS DU CORPS
Notre référentiel corporel organise l’espace qui n’a pas la même valeur, devant et derrière nous. Mais il est aussi dans le temps, le support de notre histoire, bien que la plupart des cellules du corps (à l’exception relative- puisque l’on met de plus en plus de nuances à cette exception, surtout à cause des cellules souches et aussi de la plasticité- des cellules musculaires et nerveuses) se renouvelle constamment. Notre corps perçoit le monde sur lequel il agit ; nous l’entretenons par l’alimentation et l’utilisons dans la sexualité. C’est le support de nos différents systèmes rythmiques spontanés et induits. C’est aussi notre appareil relationnel avec autrui par le geste et le langage. C’est enfin le support de nos rêves, désirs, craintes et fantasmes, de notre mémoire, de notre histoire. Il est entouré d’une zone péri-corporelle bien définie.
4.2.1) LE GESTE ET LES COMMUNICATIONS NON-VERBALES DU CORPS
Il y a un langage du corps avec un code non verbal. L’étude des comportements, des gestes, des langages non verbaux permet de mieux comprendre la relation de l’être au monde, et surtout des processus de communication ; c’est l’intérêt de l’éthologie qu’on ne peut séparer de l’écologie. On ne devrait parler que d’éco-éthologie ou d’étho-écologie. Le geste est à la fois signe et action ; les techniques orientales de contrôle du corps visent à une meilleure perception de son corps et du monde par le sujet. L’ontogénèse du geste chez l’enfant en relation avec la mère est particulièrement intéressante ; l’échange des regards mère / enfant est essentiel par les feed-backs qu’il permet. Le geste évolue par apprentissage, et par lissage progressif des séquences, il devient plus efficace et plus économique (apprendre à nager par exemple). L’apprentissage de la marche demande 7 à 8 années d’expérience. Il s’accompagne de représentations préparatrices à l’action, objectivables par les techniques actuelles d’imagerie cérébrale. L’anticipation de l’action est essentielle. Des systèmes neuroniques différents traitent la portion d’espace dans laquelle le geste s’exprime et son contenu. Exemple : une signature, qu’elle soit faite dans un espace de 5 cm2 ou d’1 m2, reste la même. La série de gestes pour l’accomplir est différente dans les deux cas mais la forme de la signature est inchangée.
4.2.2) LE LANGAGE VERBAL ET NON VERBAL ET LA COMMUNICATION AU MONDE
4.2.2.1) AVOIR UN MONDE (MINKOWSKI)
On part toujours de l’axiome de Leibniz : « Nihil est in intellectu quod non fuerit prius in sensu, nisi ipse intellectus » (Rien n’est dans l’esprit qui n’a pas d’abord été dans les sens, si ce n’est l’esprit lui-même). Frédéric II avait essayé de faire élever des bébés par des nourrices qui ne leur parlaient pas ; il espérait qu’émergerait la « langue primitive divine ». Tous les enfants moururent avant l’âge de deux ans. Les « enfant-loups » ont toujours eu beaucoup de mal à apprendre une langue. La raison, le logos sont les critères de vérité à condition de considérer le logos comme une mise en relation de plusieurs éléments. Héraclite distinguait les hommes endormis qui avaient, chacun, leur monde, et les éveillés qui avaient un monde en commun. Et il faut ajouter la poésie individuelle à la prose commune à tous les hommes (Minkowski). Bouvet a essayé de définir ce que les psychanalystes appellent la relation d’objet qui est en fait la relation du sujet à la représentation de l’objet. Il montre que le sujet essaye de réaliser un compromis entre désirs, pulsions, interdictions et contraintes du réel. Il n’y a en fait que des processus psychiques et le Moi, le Ca et le Surmoi ne sont que des concepts dans un modèle, pas une réalité. C’est le sujet qui va définir son monde en adoptant une Weltanschaung (une vision personnelle du monde). Les Anglo-saxons ont pris aux Français le terme de « point of view » pour désigner l’angle sous lequel on envisage la réalité.
4.2.2.2) LE LANGAGE
Le langage verbal est un système de signes, commode, qui permet par réduction, condensation, compression, de placer sous un seul signe commun, relié à d’autres, un grand nombre d’informations à l’aide d’un code, permettant la communication interpersonnelle. Ce codage introduit la notion de classe d’objets. Saussure affirme que le système d’une langue est constitué de termes tous différents et complémentaires. On remarquera que les noms propres sont spécifiques d’un lieu, d’une personne… mais que cette identification est commune à tous les hommes pour effectuer une reconnaissance de forme de cet être ou de ce lieu particulier. Georges Mounin, en étudiant la traduction, a analysé le paradoxe bien connu : on traduit bien que l’on ne puisse pas traduire rigoureusement (traduttore, traditore ou traducteur, traître). Il faut bien voir que l’écart entre les signifiés de chacun à propos d’un signifiant commun renvoie au même problème, à l’intérieur d’une même langue. Ainsi, le transcodage (et ses limites) est un problème crucial dans toute communication. Un modèle particulièrement instructif en la matière est celui du jeu d’échec où le donné (signifiant) est commun aux deux joueurs. A l’opposé des calculateurs de foire ou des ordinateurs, la mémoire du jeu d’échec est une mémoire d’idées portant non pas sur des pièces statiques mais sur un champ de forces. Chacun des deux protagonistes essaye d’imaginer les mécanismes projectifs, stratégiques de l’autre pour l’amener à mat. Ceci revient à organiser un réseau du champ de forces potentielles, dans lequel les contraintes qu’on impose à l’adversaire, dans le cadre des lois du jeu dominent celles qu’il vous impose. L’apprentissage du jeu d’échec, et du jeu en général est un modèle pour apprendre à se débrouiller dans l’existence réelle. Lacan disait que la loi est un langage et Lévi-Strauss que le langage est un phénomène social. Il a montré que les règles de mariage, les mythes… constituaient une sorte de langage. Il en arrive à interpréter la société selon une théorie de la communication.
4.2.3) L’ALIENATION CONÇUE COMME UNE TRICHERIE
L’opprobre rejaillit sur le tricheur au jeu ou dans la société. La loi est l’algorithme qui permet aux individus de connaître les possibilités socialement permises et les limites de leurs actions. Il y a deux sortes de tricheurs : ceux qui ignorent la loi, on les considère comme débiles ou fous, et ceux qui la transgressent que l’on traite de délinquants et qu’on punit. Dans les deux cas, on refuse de jouer avec eux. Mais, à la limite, tout un chacun peut être un sot pour tout le monde, lorsque autrui n’accepte pas mes propres règles du jeu.
4.2.4) ETUDE EXPERIMENTALE D’UNE COMMUNICATION DUELLE NON-VERBALE
J’ai observé une communication inconsciente bouclée entre un sujet au cours d’un enregistrement EEG et la technicienne qui l’enregistrait. Cette expérience dont on trouvera le protocole dans le texte montre, que de manière totalement inconsciente, le malade a modifié le protocole qu’appliquait la technicienne qui ne s’en est aperçu qu’après coup. Mais on peut généraliser ce cas caricatural à toute communication duale où il y a couplage entre l’entrée perceptive de l’un et la sortie expressive de l’autre. C’est ainsi qu’en psychiatrie, il ne faut pas seulement tenir compte des mécanismes projectifs du médecin sur le malade mais aussi du malade sur le médecin. Le but d’une psychothérapie est d’augmenter le nombre de degrés de liberté du sujet dans son expression, toute maladie mentale étant caractérisée par une diminution de ses degrés de liberté par rapport au sujet normal. C’est cette relation qui va servir de modèle au malade pour améliorer ses relations au monde dans la vie quotidienne. Encore faut-il que le système du sujet ne soit pas trop clos et qu’une variété d’origine interpersonnelle puisse s’y introduire.
4.2.5) LE STYLE
J’ai analysé la relation de communication entre l’auteur et le lecteur en fonction de la forme utilisée par l’auteur dans les « Exercices de style » de Raymond Queneau. Cet ouvrage présente en effet 99 formes différentes du même récit anodin. J’ai alors utilisé la théorie de l’information pour étudier le rendement en schèmes pertinents de chaque forme pour un lecteur donné (moi), par rapport aux schèmes du texte originel en prose banale. L’intérêt de ce travail est de montrer les liaisons entre le fond et la forme dans l’information transmise pour un lecteur donné. Tout choix significatif d’une forme nécessite une suppression de certains éléments d’origine. Seule l’information peut détruire l’information ; les plus fortes distorsions introduites par l’auteur deviennent alors élément d’un autre type d’informations : le style. On peut alors reprendre la discussion classique sur le sens du bruit de fond.
4.2.6) LES LIMITES D’UTILISATION DU LANGAGE VERBAL
Alfred Korbzybski tenta de dépasser la logique aristotélicienne en présentant un système non-aristotélicien, englobant celui d’Aristote, au sens des géométries modernes où la géométrie euclidienne est un cas particulier de géométrie. Il insistait sur l’aspect réducteur d’un mot comme « chaise » qui inclut en fait une classe d’objets et cherchait à redonner une valeur à une chaise particulière, dans une situation particulière, en essayant de lui donner une sorte de « nom propre ». Sa tentative se retrouvera plus tard dans la théorie des sous-ensembles flous de Zadeh qui a pour but de ne pas « forcer un objet à rentrer dans une case », en le décrivant de la manière la plus précise possible. Il insiste sur le fait que l’homme est un « time-binder » du fait de la transmission de connaissances des générations antérieures, mais que la nouveauté est souvent polluée par cette transmission. Il montra aussi que ces efforts de clarification sont importants pour améliorer la santé mentale de la population.
5) L’ESPACE-TEMPS VECU ET LE TERRITOIRE
5.1) LA PRATIQUE DE L’ESPACE
Nous pouvons alors aborder le déplacement dans l’espace, la pratique de l’espace-temps et la relation aux objets. L’analyse statistique des traces de piétinement dans les déplacements a été effectuée dans un hôpital-village, par photographies des cheminements ; on peut montrer que le déplacement des hommes se fait à l’estime, comme on le dit pour les navires. Le déplacement AB n’est pas symétrique du déplacement BA. Il dépend des repères disponibles par rapport au but visé en utilisant une signalétique naturelle. On contourne les obstacles à une distance d’autant plus grande que l’obstacle est plus massif. Dans l’ensemble, les trajets ne sont pas anguleux, les hommes lissent les courbes. Chez l’homme comme chez l’animal, la représentation de l’espace est topologique, ce qu’on peut objectiver chez l’homme par les cartes subjectives dont l’architecte Lynch a montré l’intérêt ; nous les verrons plus loin.
5.2) L’OBJET, LE RESEAU DES OBJETS
L’objet est une contrainte au sens de la théorie de l’information. Qu’il s’agisse d’un objet réel ou d’un quasi-objet mathématique (Granger), il est construit par extraction du reste de l’environnement. On ne peut se limiter à le définir verbalement (niveau de compression de l’information), car il intervient à tous les niveaux de la cognition et de l’action ; plus il est abstrait, plus il se limite à une structure de liens comme dans « Liberté, égalité, fraternité », la compression a évacué tous les supports matériels de ces concepts. La notion de classes d’objet est importante pour l’action quotidienne ; Husserl, par la réduction phénoménologique, avait signalé qu’on parle toujours de classes d’objet lorsqu’on dit, par exemple, d’un objet qu’il est rouge, ce n’est pas le rouge particulier de l’objet, c’est la classe « rouge » des couleurs. Pour Piaget, la constance de l’objet est construite par le sujet. En pathologie, les schizophrènes ne peuvent plus s’assurer de la constance des objets ni des classes d’objets.
5.2.1) LA NOTION D’OBJET – LES RAPPORTS DU SUJET A L’OBJET – LE « LANGAGE » DE L’OBJET
Envisageons maintenant les objets, au sens courant du terme, dans la réalité. Ils constituent des vecteurs de communication entre le sujet et son environnement et s’intègrent dans un système de signes. Le concept d’objet recouvre deux notions, celle d’objet unique, produit, vendu, acheté (en dehors des objets naturels), et l’aspect social des objets. En ce qui concerne le rapport individuel à l’objet, il faut insister sur le concept d’appartenances qui est dû aux ethnologues mais concerne chacun d’entre nous. Posséder, c’est s’unir à l’objet par appropriation. On retrouve à propos des objets, le rapport signifiant / signifié des linguistes. Quant à leur signification socio-culturelle, Baudrillard souligne qu’il n’y a plus d’objet complètement privé. L’ensemble des objets constitue un code, un langage. Historiquement, l’évolution temporelle d’un objet complexe comme une voiture, le fait passer (Simondon) d’un stade abstrait (au début du XX° siècle) où il constitue une addition de fonctions à un objet concret (actuellement) caractérisé par l’intégration des fonctions ; on remarquera que cette construction des liens est analogue à celle que nous faisons dans la reconnaissance de formes, mais qu’elle devient une structure de l’objet. De même, il faut envisager les réseaux d’objets qui sont des « structures de structures ».
5.2.2) L’APPROPRIATION DE L’ESPACE PAR LES OBJETS
Par les objets, le sujet organise son espace personnel, son territoire ; l’affectivité y joue un rôle majeur. L’évolution de l’appropriation de l’espace par les objets est essentielle. C’est pourquoi j’ai étudié l’appropriation personnelle de l’espace d’une chambre d’hôpital psychiatrique par le réseau des objets. On trouvera l’essentiel de l’étude dans la base de données. Les résultats sont les suivants : une analyse factorielle des correspondances a montré que les classes d’objets présents dans la chambre s’organisent dans l’espace en fonction d’une distance symbolique par rapport au corps du sujet : tout d’abord, les objets liés au corps dans la salle d’eau, puis les enveloppes du corps (lit, sol, armoire à vêtements et vêtements), puis une zone péricorporelle avec les appartenances, les aliments, les objets pour le travail, situés dans la cloison proche du lit et sur la table, enfin une zone projective et décorative sur les murs, surtout en face du lit. Notons que le sol et le lit sont liés, le lit est, à la fois, une partie du sol et un vêtement. Les objets situés sur la table ont une rotation rapide alors qu’ils sont stables sur l’étagère de la cloison proche du lit ; ceux qui sont dans l’armoire sont cachés. Les femmes remplissent et rangent plus l’espace que les hommes ; les jeunes ont une relation plus souple, plus dynamique, avec l’espace qu’ils décorent davantage que les personnes plus âgées. Celles-ci conservent des emballages vides, « pleins » de leurs souvenirs. Cette organisation résiste à la pathologie mentale qui ne s’exprime qu’en nuances : les schizophrènes rangent moins et ont plus de désordre catégoriel, les hystériques décorent leur chambre plus que les autres.
Dans le même ordre d’idées, la voiture personnelle apparaît comme une coquille, un prolongement de l‘espace péri-corporel.
5.3) LES CONTRAINTES LIMITATIVES DE L’ENVIRONNEMENT ET DU SUJET
Dans tous les phénomènes vivants, il existe des limites du fonctionnement possible de la vie de l’être qui vont déterminer une plage de fonctionnement par rapport à divers seuils. De plus, les stressors (agents du stress) vont déclencher des signaux d’alarme qui vont faire réagir le sujet. Les premières réactions sont bénéfiques mais peuvent épuiser le sujet à la longue si l’agression se prolonge. Interviennent les systèmes nerveux, endocrinien et immunitaire. Selon différentes études, des agressions mineures dans l’enfance protègent mieux le sujet devenu adulte que s’il est surprotégé dans son jeune âge.
5.4) LA REPRESENTATION DE L’ESPACE
Dans la phylogénèse, l’accroissement de l’homéothermie, du traitement différé de l’information, etc., vont accroître l’autonomie du sujet humain adulte, par rapport à tous les autres êtres vivants à condition que son enfance ait préparée la formation de ses fonctions de représentation et d’imagination. C’est notre imaginaire qui crée notre environnement, différent pour chacun, d’où les conflits d’utilisation de l’espace et du temps. Cette création du dehors s’accompagne d’une autocréation de l’identité individuelle. Il est donc intéressant d’analyser comment sont construites les cartes subjectives (mental maps de Lynch). Cette technique est beaucoup plus efficace que la méthode des questionnaires et interviews, car elle révèle des phénomènes plus profonds, plus inconscients que le langage. J’ai donc analysé la représentation de l’espace de l’Institut Marcel Rivière, hôpital-village, pour les soignants et les soignés en leur demandant de le dessiner. Dans l’hôpital, le style des représentations est relié au rôle qui définit les déplacements dans cet espace, plus qu’à la personnalité de chacun. Le temps joue un rôle considérable dans cette représentation : avant six mois de séjour, on a à faire avec un espace constitué de quelques points disjoints, c’est l’espace du touriste naïf. Puis vient une période intermédiaire au cours de laquelle, la pratique de l’espace va concrétiser des liens entre certains points, pour une meilleure connaissance de l’ensemble, à l’inverse de l’autochtone dont le réseau lui permet de se représenter ou d’aller d’un point connu à un autre également connu, sans problème. Le langage commun de l’institution indiqué par le niveau de représentation statistique des divers lieux et fonctions est très faible et on pourrait dire que chacun se fait une représentation partielle de la totalité ; il en résulte que l’institution réelle, fonctionnelle, est très différente de « l’institution anatomique ». Qu’il s’agisse d’un hôpital, d’une ville, de soignants, soignés ou sujets normaux, la problématique est la même à des nuances près. En effet, la représentation est toujours déformée et toujours incomplète par rapport à une photographie aérienne. C’est uniquement la pratique qui définit cette représentation, éventuellement complétée par des fantasmes. Au total, la représentation est topologique et non euclidienne comme cela a été montré chez le rat ou l’abeille. On retrouve le style d’anciennes cartes comme celles de l’empire romain. On trouvera dans la base de données des indications plus précises. Je me contenterai ici de signaler, que, dans le dessin des routes, on ne dessine que celles qu’on utilise, les carrefours comprennent uniquement les bifurcations pratiquées, les distances étant mal perçues alors que les angles le sont bien. Cette étude a été confirmée par une recherche effectuée de la même façon chez des étudiants architectes dessinant leur école dans le quartier ; ils ont ainsi indiqué, sur leurs dessins, les magasins de fournitures pour architectes que personne d‘autre n’aurait marqués. On retrouve, aux différences socio-culturelles et niveaux de connaissance près, le même système de représentation dans celle du Marocain illettré, étudié par Mohamed Boughali ainsi que dans la représentation de la ville de Lourdes par les pèlerins, avec une différence entre ceux encadrés en voyage organisé et les isolés, à pied, qui connaissent mieux la ville. L’organisation des jardins de Suzhou en Chine traduit cette nécessité des relations de la pensée et de la pratique du jardin. L’homme se situe toujours au centre de la page, qu’il dessine sa maison ou son lieu d’hospitalisation. Il se situe toujours au centre de tout comme le disait Nicolas de Cues. Il suffit de comparer les planisphères terrestres édités dans différents pays pour le confirmer ; le centre de la carte passe par le pays qui l’a éditée. On se trouve ainsi à un niveau anthropologique de recherche, rarement aussi pur.
5.5) LES SIGNAUX DANS L’ENVIRONNEMENT
5.5.1) LA SIGNALETIQUE NATURELLE, LES PAYSAGES, LA COULEUR ET L’ORIENTATION DANS L’ESPACE
L’homme n’a pas d’espace, il n’a que des lieux, dit à peu près Heidegger. On a vu que l’homme utilise deux systèmes différents pour le repérage de l’espace et le contenu de l’espace pour la cognition et l’action. Si l’on peut parler d’espace en termes économiques, mathématiques, sociaux, législatifs, esthétiques…, l’homme les transcende, passant d’un système à l’autre. On a longtemps représenté le temps par un déplacement spatial (ombre, aiguille de montre…) mais on mesure l’espace, lieu du quantitatif, actuellement par des fréquences lumineuses, donc du temps cyclique. Il existe des fréquences spatiales comme celles de modules répétitifs de rayures, de cubes de Lego… Le rythme spatial dépend du zoom de l’observateur comme le rythme temporel de la sensibilité de l’horloge. La notion d’échelle de l’architecte qui prétend rechercher un accord harmonieux entre plusieurs niveaux d’intervention (porte, maison, quartier, ville…) est un pseudo-outil qui n’est efficace que pour les bons architectes ; ce n’est que le « pifomètre » de l’architecte, car on ne possède pas d’outil pour mesurer cette harmonie. L’exemple le plus étrange est le modulor de Le Corbusier qui prétendait partir des mesures du corps humain pour construire des bâtiments. S’il existe bien des couleurs « chaudes et froides » à l’état isolé ou en laboratoire, le contexte, le paysage les modifie complètement, c’est la forme qui y domine la couleur. Elle est fortement reliée à l’affectivité d’une part, à un code social d’autre part avec un effet important dans la signalétique naturelle et artificielle. Dans la signalétique naturelle, ce sont les plans d’eau qui sont les plus pertinents ; d’une façon générale, ce sont les ruptures environnementales qui nous frappent : montagnes, bifurcations, rocher isolé, arbre de forme bizarre…, là où la dérivée est importante ; encore une fois, nous percevons mal la stabilité. Dans la signalétique artificielle, le but est de renseigner celui qui ne connaît pas les lieux. Dans la réalité, trop souvent, soit le signal indique un lieu connu, soit il est incompréhensible par une partie des usagers, handicapés de la vue ou de l’ouïe, non francophones, illettrés, etc. On en revient au transcodage et à ses difficultés. On tend à utiliser davantage des idéogrammes compréhensibles par le plus grand nombre et à l’association de signaux utilisant deux canaux différents visuel et auditif. On doit tenir compte de la vitesse de déplacement dans l’étude de la perception du signal. Enfin, il faut tenir compte des différences culturelles.
5.5.2) LES SIGNAUX DE LA PUBLICITE (OU LA FIN ET LES MOYENS)
On peut donner un autre exemple : l’application de l’analyse des signaux à la publicité. Le but de la publicité est d’inciter l’acheteur à choisir le produit que l’on veut vendre. Autrement dit, le désir du vendeur doit susciter le désir de l’acheteur. Pour cela, on utilise une technique de conditionnement pavlovien. Tout dépend de la cible visée, ménagère de moins de 50 ans ou vieillard, ou sportif etc. Un minimum de langage commun entre vendeur, style utilisé, produit proposé, acheteur potentiel, est nécessaire. La difficulté de l’innovation est de ne pouvoir se limiter à l’acquis historique. Toute publicité doit tenir compte de l’affectivité, comme tout conditionnement. Naturellement, on doit utiliser un stimulus absolu, volontiers sexuel, ou promettant un plaisir quelconque, et répéter le message. Encore faut-il que la répétition ne soit pas excessive sous peine de rejet. Il faut faire reconnaître au téléspectateur ou au lecteur que le produit X est le seul qui puisse répondre à sa demande. Le rapport du message au fond doit se marquer dans le style utilisé, d’où l’importance de l’image de marque. On sait maintenant que l’on ne peut se limiter à la fonctionnalité, et que, au moins pour certains produits, il doit exister une certaine personnalisation par le choix de la couleur, du design de l’objet pour faciliter les mécanismes d’appropriation et d’appartenance. Le message doit être aussi bref et condensé que possible. Mais il faut parler aussi des défauts et dangers de certains messages. La simplicité du message le rend toujours manichéen, voire simpliste sans nuances. Il ne peut rendre la complexité des faits réels. L’abondance des signaux brefs publicitaires, qui ne concernent pas chacun engendre du bruit. Le temps manque pour que le message acquiert tout son sens. De plus, pour qu’il soit rentable, il doit s’adresser à chacun et diminue la diversité de l’offre. Le paradoxe est qu’il faut que chacun sache que le produit existe, mais que le coût des campagnes publicitaires d’une part , la mémorisation de signaux intéressants, d’autre part, réduisent l’offre aux producteurs les plus riches ; le web modifiera peut-être cette constatation. Mais, on voit des mécanismes de régulation automatique apparaître : ainsi, la recherche d’un pain standard n’a pas rencontré l’intérêt du consommateur et la consommation a chuté jusqu’à ce que les producteurs aient pris conscience de la nécessité d’offrir une gamme de choix et la consommation augmenta. Ainsi, l’économie de marché et la publicité recherchent des mécanismes d’économie psychique pour transformer le consommateur en sujet passif, mais, comme toujours, une régulation émerge pour un retour à la diversité.
5.6) LES REFERENTIELS
Pour la cognition et l’action, nous utilisons divers référentiels : le corps, l’espace-temps et le kairos, les connaissances antérieures (le monde 3 de Popper) mais aussi un ou plusieurs référentiels de croyance, qui ne sont ni plus ni moins pertinents que le postulat d’Euclide en géométrie euclidienne par rapport aux géométries non euclidiennes. Certains sont véhiculés par des pouvoirs politiques, ecclésiastiques, financiers… pour se conforter. Divers moyens coercitifs, y compris l’intimidation, la torture et la mort sont utilisés à cette fin. En général, il s’agit de montrer que ceux qui n’y adhèrent pas s’excluent et ne sont pas des humains égaux à ceux qui y croient. En fait, il faut apprendre aux enfants à changer de référentiel, selon le problème à résoudre ; de plus, il faut aussi leur apprendre que chacun a ses croyances et qu’il faut les respecter à condition qu’elles ne soient pas dangereuses pour autrui ou pour les croyants. Ce n’est pas la fin des idéologies, car elles sont de plus en plus dangereuses, mais la fin de l’idéologie unique pour chaque homme. Un des meilleurs exemples de cette diversité est la diversité des croyances à propos de la Nature, qui conditionne des politiques d’une très grande force. L’adage « Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’on te fit à toi-même » concerne l’interaction sociale pour tout être humain.
5.7) LE(S) TERRITOIRE(S)
L’homme se crée, comme les animaux un territoire ; il le construit à partir de son habitat ; il en a une représentation topologique. L’éco-éthologie humaine permet de dépasser le débat stérile entre inné et acquis, en reformulant le problème, à partir du comportement, des désirs, craintes et de l’affectivité, en présence de contraintes internes, génétiques et acquises, et externes de la réalité. L’espace et le temps restent inséparables dans la formation des territoires.
5.7.1) L’ESPACE DES PRATIQUES
L’homme inscrit tout dans son espace (H.Lefèbvre). Les traces de son action se voient sur le globe terrestre.
5.7.2) LE TERRITOIRE DE L’HOMME ET DES ANIMAUX
Mais il est intéressant de dire un mot du territoire des animaux. Le territoire régule la densité des animaux d’une espèce en fonction des ressources et des interactions inter- et intra-spécifiques. Un certain espace localisé, avec un certain type de peuplement d’espèces animales et végétales (biocénose) constitue un biotope. Des fluctuations cycliques ou non peuvent affecter la biocénose. Le comportement territorial détermine pour chaque individu d’une même espèce, dans un biotope particulier, la surface (ou le volume) permettant la survie et la reproduction. A l’intérieur d’une même espèce, l’agressivité intra-spécifique, éventuellement les relations de dominance (s’il y a des facteurs sociaux), les relations sexuelles ainsi que les ressources alimentaires vont régler la densité, la distance individuelle, la distance critique pour l’attaque et la fuite. La surpopulation augmente l’agressivité intra-spécifique. Le groupe est d’autant plus stable que le turn-over y est faible ;s’il est élevé, la taille du groupe doit alors diminuer pour conserver un minimum de stabilité. Le territoire des animaux est marqué par divers procédés. On retiendra qu’une biocénose stable est caractérisée par une biodiversité élevée, les territoires du ver de terre, du lapin, du renard et la phytosociologie vont aboutir à une multitude de territoires propres à chaque espèce qui va définir son Umwelt particulier, en fonction de son programme génétique et des ressouces locales. Le cas des animaux migrateurs est particulier : pour assurer la survie et la reproduction sur le cycle saisonnier, ils utilisent deux territoires complémentaires. Chez l’homme, le territoire est aussi marqué. La territorialité se construit historiquement. L’homme doit vivre en milieu ouvert d’une certaine dimension, aux niveaux biologique et symbolique, pour assurer une diversité de ressources et des choix de communications interpersonnelles ; l’agressivité intra-spécifique est beaucoup plus marquée que chez l’animal, comme on l’a vu à la phylogénèse. Signalons que les communications les meilleures se font à 45°, elles sont plus médiocres en face à face, et très faibles en côte à côte. Les conflits d’équipe sont plus marquées en système humain clos comme chez les explorateurs polaires ou les sous-mariniers. La durée de plongée tolérable du sous-marin est limitée par la nécessité de minimiser ces conflits. Mais ces conflits s’expriment aussi dans des milieux homogènes « captifs », qu’il s’agisse de prisons, de petites îles ou de grands ensembles, dont nous verrons les exemples plus loin.
5.7.3) LA MAISON ET L’APPARTEMENT
La dimension historique de la formation simultanée de l’identité et du territoire chez l’enfant, détermine en général un souvenir plus ou moins nostalgique de ces lieux chez l’adulte sauf s’il y a été maltraité. Rapaport a montré que la structure de la maison est telle pour de multiples raisons fonctionnelles, symboliques, et affectives dans un environnement donné d’où la diversité des maisons comme on le constate dans divers écomusées, particulièrement à Bucarest. L’habitation constitue le premier territoire, et quand l’enfant grandit, c’est le quartier et les pairs qui constituent son système autour de l’habitat avant qu’il ne s’agrandisse de nouveau à d’autres lieux : l’école, le travail, les loisirs. L’organisation fonctionnelle des pièces de l’appartement confirme l’organisation vue dans la chambre du malade hospitalisé ; la salle d’eau est proche de la chambre à coucher ; deux oppositions la structurent : le privé (espace personnel) par rapport au public (entrée et living-room) et les activités de jour qui contrastent avec celles de nuit dans la chambre. Des conflits intra-familiaux d’utilisation du temps et de l’espace, existent à l’intérieur de l’appartement qu’on ne peut minimiser que si chacun a son propre territoire personnel. La relation entre l’image de soi (Je), celle de la famille, du groupe d’habitants dans l’immeuble (Nous), et des autres en dehors de l’immeuble (Ils) est essentielle en y ajoutant celle des décideurs anonymes (On). Ces dénominations nous ont été fournies par des habitants d’immeuble au cours d’une recherche. Un minimum d’espace physique est indispensable de l’ordre de 8 à 10 mètres carrés. Il y a statistiquement moins de difficultés si chacun dispose de plus de 14 mètres carrés, mais ce qui compte surtout, c’est que chacun puisse disposer d’une pièce pour s’isoler quand il le désire. Contrairement à l’opinion courante, le quartier puis la ville ne se construisent pas à partir de l’appartement ou de la maison mais c’est l’extérieur et les activités dans l’environnement qui vont déterminer l’espace-temps résiduel de chacun, chez lui ; il en résulte que les conflits à l’intérieur de l’habitation dépendent de la structuration des espace-temps extérieurs de chacun. Un quartier et une entreprise ne sont pas seulement des objets spatiaux mais ne sont des territoires fonctionnels qu’en fonction des activités et relations des gens qui y vivent. L’argent est la première contrainte pour les « captifs ». L’ascension sociale peut aboutir à homogénéiser les territoires des captifs qui ne peuvent se déplacer. Ceci aboutit à une augmentation de l’agressivité entre les membres de ces groupes homogènes. C’est encore une application de la nécessité d’une biodiversité qui doit s’étendre à la sociodiversité.
5.7.4) LA SANTE ET L’ECOSYSTEME URBAIN
5.7.4.1) INTRODUCTION : LA VILLE ET LA SANTE
L’identité et la santé sont des concepts très proches, sinon équivalents et la santé dépend du micro-milieu de l’homme. L’urbanisme est la projection au sol de l’équilibre des conflits et de leur arbitrage dans l’organisation sociale.
5.7.4.2) QUELQUES EXEMPLES DES INTERACTIONS SANTE / MILIEU
On trouvera dans la base de données des exemples très détaillés sur les relations entre la santé et le milieu urbain. La Charte adoptée par les pays d’Europe sur les relations entre la santé et l’environnement montre bien son importance. La surpopulation et l’isolement sont deux facteurs pathogènes, mais on peut être isolé en espace ouvert quand les moyens de transport sont insuffisants. Le concept d’écosystème urbain a été très discuté, mais il est bien réel ; encore une fois, la sociodiversité est indispensable à l’intérieur d’un quartier.
5.7.4.3) L’ETAT DES VILLES
5.7.4.3.1) LE CONSTAT DE LA SITUATION ACTUELLE DES VILLES
Tout a été dit dans le monde entier sur les dysfonctionnements urbains depuis des décennies, mais il existe un abîme entre le niveau des connaissances et les corrections entreprises. Les décideurs se sentent désarmés devant l’évolution structurelle des villes et n’ont pas d’outils administratifs ni économiques pour les modifier ; de plus, personne ne sait vraiment comment fonctionne une agglomération importante. Il devrait s’agir d’analyser les contraintes qui s’exercent sur une partie de la population pour y porter remède, y compris au niveau symbolique ; les facteurs pathogènes sont bien connus : concentration dans les grandes villes de problèmes sociaux, économiques et environnementaux, tels que niveau élevé de chômage et de pauvreté, dégradation de l’habitat, accroissement démographique, migrations, inégalité d’accès à l’habitat et au travail, déclin de l’infrastructure. Deux facteurs aggravants sont notés : l’illettrisme et le désert culturel, facteurs d’échec scolaire avec une reproduction transgénérationnelle.
5.7.4.3.2) SURPOPULATION QUALITATIVE ET PATHOLOGIE DES GRANDS ENSEMBLES
Il faut ajouter que l’homogénéisation des grands ensembles de banlieue en catégories sociales, classes d’âge, revenus, aboutit à une surpopulation qualitative, car tous les territoires simplifiés, identiques, ne peuvent plus se superposer comme dans une ville normale ; les conflits sont liés à cette homogénéisation temporospatiale qui s’oppose aux régulations que fournit un écosystème complexe. Les habitants refusent de se considérer comme partie prenante d’un tel groupe d’habitants, sans pouvoir en sortir pour des raisons économiques.
5.7.4.3.3) CONCLUSION DU CONSTAT DE LA SITUATION ACTUELLE
L’urbanisation s’est faite en « grumeaux » et il en résulte une différenciation sociale et spatiale insupportable. L’image de marque de certains quartiers, et par conséquence de ceux qui y habitent est désastreuse. Comme le dit le grand architecte Peï, il faut d’abord mettre de la vie dans les quartiers d’exclus avant d’y mettre de la bonne architecture.
5.7.4.4) REMEDES
5.7.4.4.1) FINALITES DES REMEDES
La liste des remèdes est simple à donner et compliquée à appliquer. Il faut considérer la ville et son environnement comme un noeud unitaire dans le réseau national, européen, mondial. Le niveau de résultats à atteindre est parfaitement utopique, mais ce qui compte c’est que l’action rénovatrice se dirige vers ce point inatteignable, malgré les obstacles accumulés sur le chemin. C’est cette dynamique qui est salvatrice. Quelle que soit la taille de l’écosystème considéré, on l’analysera au niveau le plus bas possible pour avoir les informations pertinentes, brutes et non statistiques, au plus près de la réalité. Deux limites sont à instaurer dans l’organisation prévue, une limite inférieure d’autonomie (naturellement différente selon les normes socio-culturelles de la région), mais au dessous de laquelle il ne peut plus être question de santé ni d’identité, et une limite supérieure d’appropriation qui prive la majeure partie de la population d’une quelconque insertion socio-spatiale et économique. L’accès à un logement de qualité est une condition nécessaire mais non suffisante pour l’insertion. Il faut faire participer activement les habitants à l’amélioration de leur habitat, la passivité des acteurs amène l’échec, car il ne permet aucun apprentissage. On évitera l’alibi pseudo-participatif si fréquent. Les modèles proposés pour l’amélioration ne doivent pas être technocratiques ni basés sur les représentations culturelles des classes dominantes ; avant tout, ils doivent être simples en tenant compte des vux raisonnables des habitants. C’est un travail de fourmis, non médiatique, pour l’encadrement qui doit s’engager sur plusieurs années, afin de reconstituer le tissu physique et social des communautés urbaines.
5.7.4.4.2) LES MOYENS DES REMEDES : L’INFORMATION ET SON TRAITEMENT
Il y faut une volonté politique durable à tous les niveaux de décision. Il serait utile de s’appuyer sur les leaders d’identification des communautés concernées, faciles à identifier en dehors de toute hiérarchie et qui représentent le plus sûr moyen de concerner l’ensemble des populations exclues. Le budget devrait être global et prévu sur plusieurs années en obtenant des financements de multiples sources, pour qu’aucune ne prenne le pouvoir. On s’aiderait d’observatoires régionaux du milieu, qui pourraient croiser les informations statistiques que chaque institution détient, en leur demandant leur collaboration volontaire, ce qui leur donnerait accès à l’ensemble du thesaurus. Bien entendu, on respecterait l’anonymat des informations concernant les individus. Les indicateurs pertinents seraient obtenus peu à peu et les autres, éliminés. L’O.C.D.E. en a fourni une première liste, il y a des décennies. Les nouvelles techniques cartographiques informatiques permettent de les croiser. Si personne ne connaît le fonctionnement de la ville, cet outil le permettrait à condi-tion que les informations soient publiques, discutées dans un forum permanent. Elles faciliteraient le traitement des problèmes évoqués par chacun et formalisées. Chaque observatoire serait relié à d’autres sur l’ensemble du territoire et permettrait des comparaisons. Ceci n’est pas utopique et est déjà appliqué dans certaines villes. Bien entendu, seraient ainsi explicités les conflits d’utilisation du temps, de l’espace et de l’économie de la ville, mais sur la voie publique. Ce n’est pas le secret de l’information qui donne le pouvoir, mais l’action qui en découle. C’est l’évolution temporelle de ces informations qui donnerait le plus de renseigne-ments utilisables. L’expérience de ce type de démarches montre qu’elle engendre, en plus, beaucoup d’économies.
5.7.4.5) REHABILITATION
5.7.4.5.1) LE CONSTAT DE LA REHABILITATION
Ce terme désignait à l’origine, la possibilité d’avoir un maire pour une communauté urbaine détériorée. Il s’applique aussi bien aux handicapés qu‘aux quartiers dégradés. Pour supprimer l’auto-entretien de l’exclusion, on fera participer les exclus à la définition de la réhabilitation qui commencera toujours par l’extérieur des habitations afin de modifier l’image de marque du quartier ; l’expérience montre que l’intérieur de l’habitat suit alors automatiquement l’amélioration externe. La technique des cartes subjectives peut aider à connaître les souhaits de chacun, ce qui ne peut s’obtenir verbalement de tous.
5.7.4.5.2) LES REMEDES POUR OPTIMISER LA REHABILITATION
Les travailleurs sociaux ont un travail très dur et souvent très démotivant, étant donné le niveau élevé et répétitif des échecs à vaincre. Ils doivent donc être soutenus pour ne pas s’effondrer. Mais, il faut savoir que dans toute réhabilitation, il existe un certain nombre d’exclus qui devront partir, faute de ressources, car les frais augmentent presque toujours et ils ne peuvent pas les payer. L’ensemble de la ville en est modifié et le problème qui se pose est de savoir si l’on peut garder la structure des populations de la ville par des opérations en tiroir pour ne pas déporter les habitants.
5.7.4.6) PLANIFICATION, URBANISATION ET GESTION URBAINE
Chacun connaît les nuisances urbaines actuelles et l’O.M.S. souligne que l’urbanisation a toujours négligé la santé. La bonne gouvernance de la ville doit en tenir compte, qu’il s’agisse des espaces verts, du déplacement des handicapés ou de la logique des transports en commun, ou encore, de la qualité de l’air. La ville est mal conçue pour l’enfant. D’autre part, il est habituel de souligner la qualité de la santé dans la région parisienne, en oubliant que les plus faibles, qui ne pouvaient supporter la pression sociale permanente de la capitale, sont partis ailleurs. Les villes anciennes offrent une intégration complexe de leurs fonctions ; il n’en est pas de même dans les villes nouvelles qui ont besoin de temps pour le faire.
5.7.4.7) SANTE, IDENTITE, APPARTENANCES AU TERRITOIRE
Ainsi, identité et santé sont atteintes par les mêmes facteurs pathogènes. Il est important de décoder les demandes des habitants en distinguant dans les équipements, ceux qu’ils utiliseraient éventuellement, au niveau des fantasmes, et ceux qu’ils utilisent réellement ; l’absence de distinction de ces deux niveaux entraîne d’importants surcoûts. L’appartenance au territoire de l’enfance s’apparente au « Heimat »’autres niveaux d’appartenance à la région, la nation, l’Europe… Ces différents niveaux ne sont pas exclusifs, au contraire, comme veulent le faire croire les Jacobins.
5.7.4.8) L’ACCES AU LOGEMENT SOCIAL
L’accès au logement social est une condition nécessaire à l’insertion sociale. On ne peut s’organiser dans une société, sans avoir une référence spatiale convenable. Les conditions, pour y accéder, ont été progressivement perverties, afin d’éliminer les plus pauvres. C’est une des causes de la constitution de ghettos.
5.7.4.9) LES PERSONNES AGEES DANS LA VILLE
La condition des vieillards dans la ville est un excellent critère pour juger de la qualité de celle-ci. La personne âgée s’oriente plus vers le passé, avec ses souvenirs que vers l’avenir qui la rapproche de la mort. La condition des vieillards dans la ville est un cas particulier des difficultés des plus faibles. Il n’y a pas un vieillissement identique selon les individus, mais ce qui compte, c’est de respecter les différents types de vieillissement sans donner une réponse normée du type maison de retraite, tout au moins pour ceux qui gardent une autonomie, même réduite. Le vieillard supporte mal le changement involontaire de résidence, auquel il ne peut s’habituer. L’urbanisme gériatrique, nécessaire cependant, doit être repensé, en ne déportant plus ceux qui vieillissent et se déplacent avec difficultés, mais en le situant au cœur de la ville ; pour éviter qu’il soit isolé, il y a intérêt à situer dans le bâtiment quelques services pour adultes tel salon de coiffure ou marchand de journaux. Devrait être également prévu un second pôle permettant l’isolement volontaire des pensionnaires. Pour faciliter l’orientation dans ces lieux, on rendra redondantes, les informations données par la signalétique, en utilisant des signaux transmis par plusieurs canaux (vue, ouïe, tact). L’aide au personnes âgées ne doit pas être seulement matérielle, mais aussi relationnelle. De plus, le sujet ne doit pas être rendu passif par cette aide sous peine d’aggravation de son état. Sa mobilité réduite lui rend difficile la vie dans les villes nouvelles où tout est prévu pour la voiture. On a montré que le concept de santé des vieillards n’est pas lié à l’absence de maladies, car ils ont tous un handicap quelconque, mais à l’autonomie et à la possibilité de communications avec des proches, des amis, des services. La multiplication démographique de personnes âgées déséquilibre la société, comme cela a été montré dans les Alpes Maritimes et provoque leur aliénation. Bien que scandaleuse, la mort doit pouvoir rester digne et le vieillard doit pouvoir mourir chez lui.
5.7.4.10) CONCLUSION SUR LES RELATIONS ENTRE LA VILLE ET LA SANTE
Ainsi, l’insalubrité classique de l’habitat n’a pas pris en compte nombre de facteurs psychologiques et sociaux pathogènes. La médecine préventive doit en tenir compte grâce à des études épidémiologiques. Pour améliorer la situation, il faut investir dans les ressources humaines, poste sous-équipé traditionnellement en France.
5.7.5) L’URBANISATION DES VILLES NOUVELLES
Il est intéressant d’analyser l’urbanisation des villes nouvelles, qui, en peu de temps, subissent une évolution rapide et où l’on peut étudier des caricatures de ville. En effet, une ville normale demande du temps pour que ses fonctions s’intègrent. J’avais titré une communication sur ce sujet en disant qu’il s’agissait d’une « mission impossible ». Tout ne peut être prévu, et en particulier, l’évolution rapide. On trouvera dans la base de données, des indications sur le cas de deux villes nouvelles, Saint-Quentin en Yvelines et Le Val de Reuil. Elles s’opposent à de nombreux points de vue : par exemple, la première est née sans centre-ville alors que la seconde a été conçue comme un « germe de ville » avec de nombreux équipements. 30 ans après leur naissance, leur évolution aussi est contrastée, la première ayant mieux réussi que la seconde.
6) EXEMPLES DES RELATIONS ENTRE STRUCTURE SPATIALE CLOSE ET ECO-ETHOLOGIE HUMAINE
Après ces remarques sur les villes, il est intéressant, en termes d’éco-éthologie humaine d’étudier deux écosystèmes humains particuliers, plus ou moins clos où les contraintes environnementales et humaines permettent de montrer, a contrario, l’importance de l’autonomie, des interrelations et du déplacement volontaire en système ouvert. Nous verrons successivement le cas des prisons puis celui de petites îles de Méditerranée.
6.1) L’ESPACE TEMPS DES PRISONS : UN EXEMPLE DES CONTRAINTES D’UN PROGRAMME ARCHITECTURAL
Les prisons constituent un exemple caricatural de la pathologie engendrée par la limitation de l’espace-temps humain. Dans la représentation de chacun, la prison est fortement liée à la transgression de la loi et à la culpabilité. Piranèse l’a bien montré dans ses gravures de prisons de rêve. La loi s’est complexifiée en même temps que la société, et, malgré l’adage, chacun ignorant la loi devient un coupable en puissance. Après le tri par les juges, la prison indique aux autres où sont les « méchants punis ». Ceci leur donne bonne conscience, mais justifie que les prisonniers soient plus ou moins culpabilisés et chosifiés par la société, les gardiens etc. C’est le système qui est organisé ainsi ; bien sûr, la prison est nécessaire mais devrait, dans l’immense majorité des cas déboucher sur la réintégration sociale, alors que, dans la pratique, tout s’y oppose. « Le problème majeur des prisons, c’est la sortie » (R.Badinter). L’étude des écrits des prisonniers ou des agents de l’administration le montre bien. J’ai analysé l’espace des prisons pour l’Institut de Défense Sociale des Nations Unies (U.N.S.D.R.I.) et cette étude confirme que les plans des prisons sont avant tout sécuritaires et peu orientés vers la réadaptation. Ils visent à réduire les degrés de liberté des comportements des prisonniers. On trouvera l’essentiel de ce travail dans la base de données. Je rappellerai ici seulement que les punitions des prisonniers, pour divers délits dans la prison, reviennent à supprimer l’accès à quelque satisfaction que ce soit, progressivement, jusqu’au cachot où l’entretien de la vie indique la limite psychologique et physiologique au delà de laquelle, il n’y a que la folie ou la mort. Ainsi, les conditions à la limite de la vie en cachot sont instructives pour la physiologie et la psychologie normale. Il faut insister sur le cas des gardiens qui sont enfermés pendant leur temps de travail et souvent logés près de la prison. Les gardiens aussi sont dans une situation pathogène. Ce cas de deux groupes distincts dans les institutions totalitaires a été bien étudié par Goffmann.
6.2) L’ESPACE TEMPS HUMAIN ET L’ECOSYSTEME EVOLUTIF DES PETITES ILES : A PROPOS DES ILES LIPARI. (UN EXEMPLE D’ANALYSE GLOBALE D’ECO-ETHOLOGIE HUMAINE)
L’étude des îles Lipari fut effectuée pour le programme des petites îles du MAB-UNESCO. Je n’entreprendrai pas ici de parler de l’histoire de ces territoires, pourtant indispensable pour comprendre leur état actuel, on le trouvera dans la base de données. Les petites îles constituent des écosystèmes simplifiés, tant au point de vue du nombre d’espèces de plantes ou d’animaux que de la diversification des rôles humains fortement réduite. Ces petites îles sont très différentes les unes des autres, comme tous les systèmes dynamiques qui divergent dans le temps. Les variations démographiques selon les époques sont particulièrement intéressantes comme les émigrations liées à la détérioration des ressources locales ou les immigrations transitoires des touristes. Les mariages consanguins, en relation avec l’isolement, ont maintenant disparu grâce aux transports et au tourisme, ainsi que, simultanément, une importante mortalité néonatale d’origine génétique. En même temps, le folklore local s’est effondré. La perte d’intérêt pour la valeur d’usage du sol est frappante au profit de la valeur vénale de la terre pour des résidences secondaires de touristes ; on estimait, il y a une vingtaine d’années, à 30% le nombre de maisons en ruines ; la spéculation immobilière se développe. La cueillette des câpres a remplacé la culture de la vigne, avec ses conséquences sur l’organisation de la société. L’anomie du groupe est frappante. Seul le système culturel des riches touristes de l’Italie du Nord intéresse les Iliens. Nous avons pu constater, en faisant dessiner des enfants d’une dizaine d’années, qu’ils avaient, du monde en général et des grandes villes d’Italie en particulier, une représentation analogue à celle de leurs îles, en entourant des villes comme Rome ou Naples, d’un cercle ; comme nous l’avons vu dans les cartes subjectives, la représentation du monde dépend de l’expérience locale. Pour améliorer la situation, il faudrait enrichir l’écosystème sous peine de transformation totale de ces territoires en lieux de tourisme sans plus. Il est intéressant de noter que seule la ville de Lipari a gardé une complexité suffisante pour résister à cette simplification. Pour les autres îles, elle est insuffisante pour résister à la pression de la société dominante de l’Italie du Nord. Ce cas est présenté ici pour mettre en évidence le risque de la simplification des écosystèmes tant naturels qu’humains et de son influence dangereuse pour les hommes qui y vivent.
7) REPRESENTATIONS, FONCTIONS INCONSCIENTES ET CONSCIENCE
Nous pouvons passer maintenant aux mécanismes des représentations, des fonctions inconscientes du cerveau et de la conscience.
7.1) REVES ET FONCTIONS INCONSCIENTES
Je commencerai par les fonctions inconscientes, dont tout ce travail montre l’étendue. Toutes les actions inconscientes que nous faisons ont un but, nous font nous diriger « vers » par une certaine intentionnalité. Beaucoup de comportements animaux s’organisent de même, mais nous sommes les seuls à nous poser des questions à ce sujet. Le rêve est certainement le plus étrange phénomène de tous ces processus. Un rêve réussi est un rêve oublié. On s’est toujours posé des questions à son sujet et il existe encore des sociétés où le rêve joue un rôle majeur dans les comportements à venir, individuels et collectifs. Mais, actuellement, beaucoup de théories sont exposées à son sujet. Il semble raisonnable de considérer que le rêve a pour but de traiter les informations liées à la vie quotidienne, non « digérées » sur le champ et traitées de façon différée, jusqu’à ce qu’elles s’intègrent dans le réseau informationnel organisé antérieur. Le rêve répétitif indique l’échec de cette intégration. On sait qu’il faut traiter immédiatement les victimes de catastrophe, par des techniques psychologiques, pour éviter que la situation stressante vécue n’installe des dégâts au long cours, du fait des difficultés d’intégration de la réaction à ces événements traumatisants. Il semble, également, que pendant le rêve, le sujet explore son « champ visuel ». La diversité des fonctions inconscientes empêche de donner quelque crédit que ce soit à « l’inconscient freudien » qui n’a aucune unité réelle ; c’est un simple concept de cliniciens psychothérapeutes qui ont fait un modèle avec deux autres entités, le moi et le surmoi, aussi hypothétiques.
7.2) IMAGINATION REPRODUCTRICE ET CREATRICE
Certaines informations peuvent sembler oubliées pendant des années, alors qu’elles restent latentes, mais vont s’exprimer à l’occasion de nouveaux éléments qui lui permettent de prendre une cohérence en aboutissant à une signification. L’association d’idées va ainsi faire le pont avec l’imagination reproductrice, liée au passé et à la mémoire et créatrice de nouveautés sans modèle antérieur. La création scientifique s’apparente à la poésie, au sens de Minkowski, mais ne prend tout son sens qu’au prix de multiples vérifications qui vont secondairement la transformer en prose, quand elle est dans le domaine public. En fait, dès le stade perceptif le plus banal, il y a construction originale du réel, en relation avec l’Intentionnalité, et projection de certaines données pour assurer un sens à la perception. Si je suis le seul à voir un éléphant rose sur le mur, invisible à autrui, on dira que j’hallucine, notion statistique, mais personne ne peut dire que je ne le vois pas. Ici, la poésie ne peut devenir prose, faute de langage commun. Héraclite opposait les hommes endormis où chacun a son monde et les hommes éveillés qui ont un monde commun ; de même, Merleau-Ponty note que les objets protègent l’homme contre le délire. Tout dépend du poids respectif des contraintes externes du réel, des contraintes internes, y compris l’affectivité, des désirs et des craintes et de l’équilibre instable et fluctuant qui en résulte. Aussi précises que soient les représentations dans une modalité sensorielle quelconque, ces images sont différentes de la perception réelle dont elles constituent une sorte de modèle pertinent pour le sujet seul. Un seul cas échappe à cette différence, l’imagination mathématique, reproductrice ou créatrice. « Imago » a la même racine qu’« imitor » (Kaufmann). Par contre l’imagination créatrice ne peut se limiter aux données antérieures ; dans l’Antiquité, on projetait les événements à venir dans des objets flous, ce que l’on fait encore dans la boule de cristal ou le marc de café. L’interprétation du test de Rorschach (taches sur un papier) part du même principe, mais codifiée, elle donne des indications sur la personnalité du sujet testé. On commence à mettre en évidence la représentation d’un geste par imagerie cérébrale. Il s’agit donc d’un processus cérébral parmi d’autres.
7.3)« L’INCONSCIENT », LES FONCTIONS INCONSCIENTES DE COMMUNICATIONS AVEC AUTRUI, LA CONSCIENCE
Le modèle psychanalytique, dont j’ai déjà dit la faiblesse, décrit des mécanismes de défense, qui ne sont que des dénominations de processus dont on connaît seulement des expressions cliniques, sans plus. C’est une sorte de convention de langage de praticiens psychothérapeutes qui leur permet de communiquer entre eux en fonction de certaines théories et de se représenter les processus dynamiques de la pensée de leurs patients. Toute interprétation qui trouve l’accord du thérapeute et du malade peut être bénéfique, mais parfois, il peut y avoir induction de la pensée du patient par celle du thérapeute dans un sens dangereux. De toute façon, « Il n’y a pas de symbole sans interprétation, mais toute interprétation est récusable » (Ricoeur). Dans une psychothérapie, chacun des deux protagonistes agit sur l’autre ; au thérapeute d’en tenir compte et de ne pas en abuser. Le médicament-placebo agit un peu comme l’hypnose, par suggestion. Au total, je crois avoir montré, au cours de cet ouvrage, qu’il y a une multitude de fonctions inconscientes, beaucoup plus importantes que ce que l’on croit d’habitude ; mais l’Inconscient de Freud n’a d’autre unité que d’appartenir au réseau de la pensée d’un individu unique,de plus,il est très réducteur. La conscience est un phénomène beaucoup plus réduit ; on a conscience de soi, de quelque chose, d’un acte, en se situant dans le processus dynamique temporo-spatial de l’existence ; « être conscient, c’est donc disposer d’un modèle personnel de son monde » (H.Ey). Elle s’articule à la jonction de Moi et des Autres. C’est une sorte de propriété émergente, traduisant les degrés de liberté de mes comportements, de mes choix dans mon processus de décision.
8) LA RELATION A AUTRUI
8.1) L’HOMME EST UN ANIMAL SOCIAL
L’homme est un animal social. Partons du départ, de la relation amoureuse ; les amants s’isolent pour que chacun réponde au désir de l’autre, le couple se forme, les amoureux sont seuls au monde, ayant transféré toutes leurs « valences » sur l’autre. Le rituel de la cérémonie du mariage donne l’accord du groupe, de la société, des deux familles. A court terme, la passion va gommer les défauts de chacun, qui ressortiront à moyen ou long terme. Les relations de couple sont trop souvent victimes d’obstacles multiples, qui ne sont résolus que dans les contes de fées, après avoir franchi des obstacles initiatiques. Il est banal de mettre sur le compte de la pathologie de la libido, des comportements névrotiques, alors qu’il est beaucoup plus réel de mettre les difficultés des couples comme résultante des multiples obstacles qui s’opposent à une union corporelle, affective, intellectuelle, sociale, économique, culturelle… qui vont rendre difficile cette liaison complexe ; les difficultés sexuelles sont donc plus un effet qu’une cause. La symétrie des relations est nécessaire sous peine de conduites perverses. Supposons donc que tout se passe bien et un enfant est mis en « fabrication ». Quand il naît, l’équilibre du couple est bouleversé car on se trouve devant trois couples : mère-enfant, père-enfant, mari-femme. Les valences closes du couple doivent s’ouvrir pour accueillir l’enfant et l’un des trois risque d’être déçu. Quand tout se passe bien, l’équilibre fluctuant de la triade se maintient et l’enfant se développe harmonieusement. Sinon… La culture familiale est pleine d’histoires de difficultés transgénérationnelles et la Bible, de malédictions sur plusieurs générations. L’enfant se trouve placé en présence de modèles d’identification et de rejet à travers lesquels, en prenant et rejetant de « petits morceaux de chacun », il va créer sa personnalité unique. Kadaré fait remarquer que la tragédie grecque prévient les humains, qu’à travers le droit bafoué, s’organise une dette à payer pour toute transgression grave.
8.2) COMMUNICATIONS ENTRE DEUX PERSONNES
L’enfant a grandi, il communique avec autrui. Dans les communications complexes de deux personnes, chacun agit en fonction de ses propres signifiés. Les études en théorie des jeux ont montré qu’il n’était pas nécessaire que les signifiés soient identiques pour que la communication se crée. Par contre, il est nécessaire qu’il y ait un signifiant commun. La communication sera plus ou moins facile selon que les codes de langage, de culture, sont plus ou moins partagés. Dans toute communication, se retrouvent les problèmes de la traduction, du transcodage. Il ne s’agit pas seulement du langage verbal, mais aussi du langage non verbal, comme l’a montré E.T.Hall dans ses études des conflits de l’armée américaine avec d’autres cultures. A l’opposé, les familles, les petits groupes, les communautés de travail développent des langages « privés » incompréhensibles par les étrangers au groupe. Gregory Bateson a introduit dans la relation interpersonnelle, la notion de double langage, l’un explicite, l’autre, implicite, souvent non verbal contredisant le premier. On a voulu faire de cette constatation très habituelle de la mère de schizophrène interagissant ainsi avec son fils une des causes de la schizophrénie. J’ai en fait montré que ce comportement, d’ailleurs très courant dans la vie des sujets normaux, devenait caricaturale entre le malade et sa mère, du fait de l’ambivalence du malade. La prise en charge familiale doit désamorcer ces circuits réverbérants très pathogènes et auto-entretenus et il faut se garder de culpabiliser les parents,. Le dilemme du prisonnier qui sert à modéliser les avantages et inconvénients de l’égoïsme et de la coopération a fait couler des tonnes d’encre, car chacun a essayé de démontrer la thèse qu’il préférait. En fait, il est impossible de proposer une conduite utilisant uniquement une des possibilités. Adam Smith avait une position plus raisonnable en proposant que chacun réexamine sa propre situation avec un point de vue « droit et impartial ». C’est ce point de vue qui s’exprime maintenant dans les techniques de médiation des conflits.
8.3) LE ROLE ET LA PERSONNE, LE GROUPE ET LE LEADER
On peut en arriver maintenant à l’individu dans le groupe social. Le rôle et la personne sont deux facteurs différents qui se joignent dans le statut du sujet dans son groupe familial, de travail, de citoyen… Jadis, les rôles étaient plus simples et mieux perçus ; ils étaient aussi plus définis. Actuellement, la société demande à chacun, une extrême fiabilité dans son rôle, sans tenir compte de la personnalité de chacun. Il est important de situer la structure du groupe qui organise les communications ; si elles sont meilleures dans une relation à 45°, la communication autour d’une table ronde n’est pas hiérarchisée, à l’opposé d’une table rectangulaire où le leader occupe une des petits côtés, l’autre étant tenu par le contre-leader. Des formules intermédiaires sont parfois utilisées, comme l’ellipse ou un ovoïde. C’est dans la troisième dimension de la hauteur que s’exprime au maximum la hiérarchie, comme dans la chaire à l’église, ou l’estrade du tribunal, et à l’inverse dans le cirque romain. Hitler avait demandé à son architecte Speer de lui construire des immeubles conçus pour impressionner et marquer la hiérarchie de son pouvoir suprême. On ne peut pas communiquer, de façon authentique où chacun compte, dans des groupes de plus de 7 à 9 personnes. A 15, la personnalité de chacun joue encore et la structure du groupe est instable ; à 25 ou 30, une certaine stabilité apparaît avec des régulations homéostatiques dépassant la personnalité de chacun. Au dessus de 300, la relation écrite unidirectionnelle devient nécessaire. Ainsi, on peut dire que l’organisation pyramidale de la société est devenu nécessaire mais a abouti au filtrage de l’information venant de la base à chaque niveau. La nouvelle organisation en réseaux supprime les filtres, mais il en existe un autre d’ordre statistique, l’information provenant d’un individu unique peut cependant se propager, si elle est adoptée par le plus grand nombre. Mais ce n’est pas une preuve de la rationalité ou de la fiabilité de cette information ; c’est quand même un grand progrès. Il serait nécessaire, mais assez utopique, que l’information fausse ou perverse soit modifiée par une information réelle ; on le voit dans la diffusion des rumeurs où l’information exacte finit par supprimer l’information erronée, mais il faut du temps, comme on le constate tous les jours, dans les bulletins d’informations. Les conflits, dans la hiérarchie, proviennent souvent d’un intérêt de certains pour le court et d’autres pour le long terme, en fonction des rôles tenus.
8.4) LE « NOUS », LES SECTES ET LES UTOPIES, LA DEMOCRATIE ET LA LOI
Les formes de sociabilité sont multiples, de la tribu à la démocratie représentative, en passant par les diverses institutions. Mais qu’est-ce que le « Nous » ?. Tout dépend de la force des contraintes externes et internes qui s’exercent sur le groupe. Dans les sectes, en plus du gourou, il faut analyser la demande des membres de la secte, qui tentent de combattre l’ordre ou les croyances majoritaires, en abandonnant leurs choix à un gourou qui « sait » et a une solution, un peu comme dans l’hypnose ou la suggestion ; c’est dire que les personnalités faibles sont particulièrement menacées. Les sectes organisent des milieux clos, ce qui est la caractéristique de toute utopie, que l’on place, historiquement, dans des îles ou des villes closes, pour éviter la contamination du dehors, et obtenir une société parfaite (en fait non viable, puisque l’homme doit vivre en milieu ouvert). L’échec est toujours au bout de ces essais de pureté absolue, y compris pour le communisme russe ou cambodgien. Il est intéressant de noter que l’hyperlibéralisme aboutira au même échec, quand il aura couvert la terre entière, ce qui ne saurait tarder. Il faut soutenir les sociétés impures, approximatives, beaucoup moins dangereuses, d’où l’intérêt du « cafouillage » démocratique que l’on ne doit organiser que jusqu’à un certain point. Au delà, les dérives dangereuses du système sont obligatoires La loi dérive de préalables, appris par l’expérience, que l’on a essayé de modéliser pour assurer la cohésion sociale. Elle n’est pas seulement externe, mais intériorisée aussi par l’individu, à condition qu’elle soit simple et fasse l’objet d’un large consensus. La loi devient trop complexe par addition de strates sans suppression de règles obsolètes. Elle ne peut plus alors être intériorisée.
8.5) QU’APPORTE L’ETUDE DES COMPORTEMENTS SOCIAUX DES PLANTES ET DES ANIMAUX ?
Les plantes et les animaux ont aussi une organisation sociale avec des conflits liés à l’alimentation, au territoire. L’écosystème traduit les équilibres fluctuants qui s’organisent dans la biocénose sur le biotope spatial. La densité des prédateurs dépend de celle des proies. L’écologie est loin d’être angélique, la nature n’est ni bonne, ni mauvaise, elle est. Dans la chaîne des prédateurs, l’homme se trouve au sommet de la complexité, mais aussi de l’accumulation des pesticides, métaux lourds, etc. Depuis Darwin, on sait que l’évolution des espèces est en relation avec les conditions environnementales locales, mais les contraintes ne sont pas absolues. Toutes les plantes, les animaux régulent leur densité par rapport au territoire qui leur est nécessaire, on retrouve une distance critique d’attaque et de fuite chez la plupart des animaux. Les communications intra-spécifiques utilisent tous les systèmes sensoriels, physiques et chimiques, y compris certains que nous ne possédons pas. Chez de nombreux vertébrés sociaux, on retrouve une organisation hiérarchique. Le cas des insectes sociaux est intéressant par le modèle qu’ils ont donné, d’une apparente coordination, liée à des programmes élémentaires qui se complètent automatiquement. La « stigmergie » de Grassé a apporté une avancée considérable dans ces études et maintenant permet de modéliser des comportements de petits automates indépendants en intelligence artificielle, sans faire appel à une finalité de groupe qui n’est plus qu’une propriété émergente. De plus, les apprentissages familiaux observés chez les animaux supérieurs (oiseaux, mammifères) vont créer des signes de reconnaissance privés et organiser une « culture locale » transmissible à travers les générations.
8.6) L’INDIVIDU ET LA SOCIETE
Le regain actuel d’intérêt pour l’homme au niveau anthropologique, incite à remettre en lumière les tentatives de Gabriel Tarde et Norbert Elias qui voulaient défendre une société des individus, en mettant l’accent sur la psychologie sociale, plutôt que sur une sociologie faite d’artefacts construits par l’observateur – qui ne correspond à aucun des individus particuliers – que l’on situe dans une classe (d’âge, de revenus, de culture…). Pourtant, Berque montre que les milieux humains dépendent de l’écoumène, la société des hommes. On le voit bien dans les études sur l’exemplarité qui distinguent celle dépendant du rôle, au niveau des performances techniques et celle de la personne au niveau des conduites morales. Quant aux mécanismes relationnels, comme les marchés économiques, processus purement automatiques de régulation, ils n’ont aucune exemplarité. Un dirigeant ne peut être exemplaire pour ses subordonnés, qu’au niveau de sa personne, quelles que soient les qualités de ses performances techniques, qui ont d’autres mérites pour ses pairs. La sélection du personnel doit tenir compte de la personnalité des individus. J’ai montré qu’on pouvait décrire deux catégories extrêmes chez l’homme avec tous les intermédiaires : les « chevaux de labour », qui ont des performances médiocres, un processus de décision simple et une insensibilité aux perturbations des bruits, d’une part, et « les chevaux de course » d’autre part, qui s’y opposent par leurs performances élevées avec un processus de décision complexe, mais fragiles en présence de bruits. On ne peut demander à ceux du premier groupe de faire de la recherche et des tâches très délicates, ni aux seconds de débiter un travail répétitif de bas niveau à la chaîne. Superman n’existe pas, bien que les directions du personnel le recherchent sans cesse.
9) PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ESPACE-TEMPS VECU
Il est intéressant d’analyser depuis Claude Bernard la pathologie pour mieux comprendre la physiologie. On peut ainsi étudier en ce sens les perturbations de l’espace-temps vécu par des sujets atteints de diverses maladies mentales ou neurologiques. Je ne m’étendrai pas sur celles qui ont un rapport avec la neuropsychologie au niveau de lésions focalisées, comme la négligence d’un espace droit ou gauche, les troubles de reconnaissance de formes ou de visages ou le syndrome de Korsakoff… Je ne reviendrai pas non plus sur les troubles du schéma corporel évoqués ailleurs dans le texte.
Les perturbations les plus importantes sont celles vécues par les schizophrènes : le temps figé est un de ces troubles classiques, que j’ai vécu aussi, expérimentalement, sous drogue psychodysleptique. J’ai pu objectiver une micro-catatonie au niveau des doigts dans l’étude banale du temps de réaction à un signal simple ou complexe (avec discrimination). Elle se traduit par la difficulté à passer de l’appui au lever du doigt après l’appui ; ce délai est en moyenne dix fois supérieur à celui des sujets normaux, avec une dispersion considérable. On le retrouve dans la perception visuelle au niveau des post-effets, qui sont ici positifs (négatifs chez les normaux) et très longs, contaminant la perception suivante, pouvant produire des hallucinations, et en tous cas perturbant la construction de la constance des objets. Là encore, on peut obtenir ce trouble chez le normal par drogues psychodysleptiques. Tout ceci amène une indistinction des classes d’objets. Il y a perte de la hiérarchisation des informations, et finalement trouble de la décentration piagétienne, dans un espace instable par glissement permanent. Finalement, on objective un trouble de la construction des ensembles. L’ambivalence affective de leur relation à autrui peut être objectivée par la distance métrique, changeante, variable, qu’ils mettent entre eux et l’interlocuteur quand ils sont debout tous deux. Tous ces troubles sont très angoissants, le sujet pouvant « perdre une partie de son corps » qui reste accrochée à l’interlocuteur, quand la distance augmente. Par contre, ils sont très heureux en isolement sensoriel et social, ou dans le mouvement brownien des centre-villes où les communications sont peu significatives.
Dans la maniaco-dépressive, le trouble de l’humeur agit sur la flèche du temps et sur l’espace ainsi que son contenu. Au cours des dépressions graves, il y a perte du futur, seul le passé, qu’on regrette, est intéressant ; il y a atteinte de l’anticipation et ralentissement ; l’espace se recroqueville et se vide. Au contraire, dans l’excitation maniaque, seul le futur magnifique et utopique est intéressant, le projet part dans toutes les directions de l’espace qui s’agrandit et se déspécifie ; le temps s’accélère, le sujet est toujours pressé.
Dans les démences, les faits récents sont plus oubliés que les faits anciens ; les post-effets des stimulations visuelles disparaissent tandis que les mécanismes projectifs s’effondrent. Le sujet ne construit plus le monde et est transformé en objet par les contraintes externes.
L’angoisse amène le sujet à avoir peur d’avoir peur. L’anticipation devient anxieuse.
Dans les T.O.C. (obsessionnels), le sujet recherche la certitude des objets alors que la vie est probabiliste. De plus, cette crainte du risque aboutit à répéter de très nombreuses fois les conduites rassurantes (lavage des mains par exemple pour l’éviter mais pourtant, seul, l’infime risque demeure intéressant alors que la quasi certitude n’a pas d’intérêt ; cette répétition envahit le temps du sujet qui finit par ne plus rien faire. C’est une tendance mortifère : seul le cadavre est sûr. Si les mélancoliques ont certainement inventé l’Enfer, les obsessionnels, eux, ont inventé le Purgatoire.
Dans les phobies, chez l’homme comme chez l’animal supérieur, il y a construction de représentations considérées comme dangereuses à partir d’éléments neutres ; il faudra les traiter pour modifier ces liaisons négatives parasites de l’action.
Les toxicomanies sont à relier à la formation des habitudes et aux mécanismes de la satisfaction du plaisir ; aussi, il est important de sortir les toxicomanes de leur groupe mais aussi de leur environnement habituel pour les aider à « casser le réseau » des interactions habituelles. L’affection, l’amour d’un(e)autre va les aider à les remplacer par de nouvelles constructions relationnelles.
Quant au temps cyclique, il est désynchronisé avec avance de phase dans les dépressions graves, mais aussi, dans le travail en 3X8.
10) MODELES DU MONDE ET DE LA RELATION AU MONDE
Chacun se fait un modèle subjectif du monde, pour le simplifier et lui donner du sens. La construction « savante » de ces modèles du monde essaye de fournir une vue plus objective, plus abstraite, plus générale de la réalité et de son interaction avec l’homme. La construction de ces modèles est indispensable, mais les modèles risquent d’être complètement faux partiellement ou totalement, en particulier par mauvais choix des indicateurs, ou liaisons erronées. L’histoire de la cartographie est particulièrement instructive, depuis les premières cartes, topologiques et surchargées de fantasmes, surtout dans les régions inconnues jusqu’aux récentes cartes par photographies aériennes. A chaque étape, on donne les informations utiles pour l’action dans un certain milieu culturel et technique. Le progrès des techniques remet en cause les connaissances précédentes et les réorganise dans une nouvelle relation. Bien entendu, les modèles actuels sont moins faux que les précédents et plus faux que ceux à venir. Je tente simplement ici d’en donner une image plausible, en accord avec la majorité des recherches actuelles en dehors de toute référence métaphysique.
10.1) LES PROBLEMES DE L’ESPRIT ET DU CORPS
Je pars du « postulat » de la nature matérialiste, corporelle, de l’esprit, en tant que référentiel de croyance. Mais mon expérience de clinicien et d’expérimentateur me fait rejeter toute autre hypothèse qui ne tient pas la route ; c’est une sorte de preuve par l’absurde. Comment des médicaments psychotropes pourraient-ils agir sur l’esprit ou les modifications psychiques sur le stress et les maladies psycho-somatiques, s’il y avait une séparation de l’esprit et du corps ?
Le modèle de Gilbert Chauvet met en place la formalisation des conditions assurant l’homéostasie et le développement d’un être vivant : il souligne les communications intercellulaires à distance, entre cellules fonctionnellement différentes, qui assurent la régulation, l’anabolisme et le catabolisme. C’est le tout qui assure la régulation des parties ; le système s’auto-organise pour accroître la stabilité par complexification. Le temps est lié à l’organisation des fonctions et l’espace à l’organisation des structures.
Pour Varela, le système immunitaire identifie le soi et permet à l’organisme de considérer que les autres molécules ne sont pas porteuses de sens. Fridman précise que le système immunitaire, avec tous ses composants est intégré et interactif.
Jean-Didier Vincent traite les relations chimiques du « cerveau liquide » en relation avec le système nerveux ; les modifications chimiques ont une constante de temps plus longue que certaines réactions nerveuses. Avec Damasio, il montre l’importance des émotions et de l’affectivité.
Tous ces modèles considèrent que les fonctions décrites servent à maintenir l’équilibre dans un univers changeant.
Les théories de la cognition ont fait inventer de nombreux modèles ; il y a quelques années, le modèle de Fodor, basé sur le parallélisme de fonctions encapsulées, indépendantes a eu d’autant plus de succès que l’on découvrait le parallélisme en informatique. En fait des auteurs comme Andler, Searle montrent qu’il n’est pas possible, bien qu’il y aient d’importantes fonctions de calcul dans l’encéphale (ce que j’ai montré aussi dans les relations de la perception avec l’espace-temps), de se représenter le cerveau comme un ordinateur ; en effet, l’ordinateur ne manipule pas le sens, mais seulement des relations formelles. Le concept de « qualia », de qualitatif ne trouve pas d’équivalent dans les algorithmes calculables. Il semble qu’il émerge à un autre niveau, comme la conscience. Cependant, on peut considérer que les classes d’objets, les concepts abstraits sont des compressions de données liées. Cette conception se rapproche de celle d’Edelman mais celui-ci, comme le note Searle, ne peut traiter la question des « qualia ».
On trouvera dans la base de données des indications sur les modèles récents. Je prendrais plutôt parti pour le connexionisme en me rapprochant de Varela qui distingue les fonctions et les structures, ces dernières changeant autant de fois que nécessaire pour assurer le maintien des fonctions qui permettent à l’être de conserver sa cohérence dans un univers changeant ; on l’a vu plus haut à propos du corps et du système immunitaire. Si l’on doit appliquer ces notions aussi au système nerveux central, en fait, c’est avec l’ensemble du corps que l’on « pense » et il ne saurait être question de limiter la pensée au langage verbal ; elle est aussi bien (et même plus) concernée par l’ensemble des fonctions non verbales au niveau éthologique, et des innombrables processus inconscients dont j’ai décrit quelques-uns. Tout cela est un ensemble d’hypothèses qui ne constituent pas encore un véritable modèle cohérent emportant la conviction. Les spécialistes de l’intelligence artificielle s’éloignent progressivement de l’imitation des phénomènes vivants mais, après tout, la locomotion artificielle, à l’aide de roues, ne reproduit aucun des mécanismes de déplacements des êtres vivants. La simulation de déplacements avec des « pattes » semble très difficile à réaliser comme le montrent les tentatives actuelles de certains laboratoires. Ce qui semble novateur, c’est le concept d’auto-construction de l’être en présence des contraintes du réel. Je rappellerai que, par rapport au nombre gigantesque de neurones, ceux qui sont concernés par la liaison aux capteurs externes est très faible, que le couplage dedans / dehors est ponctuel et que cette énorme réseau de neurones est opérationnellement clos. Varela et Maturana ont bien montré qu’il n’y a pas de transmission vraie entre les événements extérieurs et la réponse interne ; il y a seulement corrélation entre un événement détecté et une perturbation interne d’un autre ordre. C’est le classique écart signifiant / signifié en linguistique que l’on retrouve ici ; certains états sont stables, d’autres fluctuants, l’ensemble renvoyant à une cohérence interne de l’être. Bien sûr, de la naissance à la mort, ces états vont évoluer avec des mécanismes d’apprentissage, dans une auto-construction permanente. Celle-ci consiste, à partir des différents composants du sujet, à les réorganiser de telle sorte que, à l’intérieur des frontières du corps, émergent des organisations plus complexes qui vont à leur tour interagir, en faisant émerger de nouvelles propriétés, non existantes au départ. On remarquera la proximité de ce type de pensée de celui de Piaget. Le seul invariant dans ce système fluctuant est l’identité de l’être. Cette auto-construction, (ou autopoïese) va donc faire se mettre en accord, la cohérence de l’être, son orientation « vers » et sa structure pour faire émerger le sens dans la relation au monde ; c’est encore une fois l’être qui donne un sens aux objets, aux ensembles, aux autres êtres. Edgar Morin a parlé « d’endocausalité » en ajoutant que cette organisation se fait « pour soi » mais avec dépendance relative de l’environnement, donc avec une « auto-éco-référence ». C’est un « mental self-government » (Sternberg).
10.2) LES OUTILS MATHEMATIQUES ET LOGIQUES ET LEUR UTILISATION
L’avancée considérable des mathématiques, au cours des dernières décennies a fait surmonter la rigidité et la fixité des outils précédents pour les faire évoluer vers plus de dynamique, plus de généralité, et surtout avec des descriptions prenant en compte les objets réels et non des classes abstraites dans lesquelles on forçait les items à entrer. Le primat est donné maintenant à la pragmatique de l’action. Au début des recherches cognitives, on a utilisé les statistiques classiques pour l’apprentissage, l’effet de la nouveauté, de l’habitude, de la différenciation, de la reconnaissance de formes, ainsi que l’analyse du signal pour extraire celui-ci du bruit, la transformée de Fourier et la fonction d’autocorrélation pour analyser les signaux périodiques ou…, outils que j’ai également utilisés en E.E.G. J’ai aussi utilisé l’analyse factorielle des correspondances dans l’analyse de la répartition des classes d’objet dans l’espace de la chambre ; les querelles entre « schwartziens et benzécristes » sur la validité de ces deux types de statistiques sont dépassées. On essaye maintenant d’étudier les pannes des systèmes et les risques dans un but préventif. Le risque est inhérent à la vie, seul le cadavre est sûr. Les recherches modernes en physique quantique mettent à la mode la non-commutativité des termes dans certains cas (Connes), ce qui est surtout le propre de l’être vivant ; mettre ses chaussettes et ses chaussures n’est pas commutatif. On s’intéresse aussi aux champs de potentialités. L’un des points essentiels de ces avancées est la représentation des effets temporels dans les systèmes dynamiques avec des états stables, instables, des évolutions chaotiques, des bifurcations, des attracteurs étranges. Je renvoie à la base de données pour l’explicitation de tous ces termes. Je noterai seulement ici que ces états fluctuants deviennent la norme de représentation des comportements vivants et que même s’ils sont déterministes, les flux considérés ont une évolution, à partir de trois degrés de liberté qui ne peut être prévue ; la stabilité et l’évolution chaotique peuvent se succéder comme on le constate tous les jours dans la société réelle. Un autre exemple est l’évolution chaotique des rythmes évoqués par la SLI en EEG, ainsi que la crise d’épilepsie, limite d’expression du système. Le passage à l’attracteur qui efface la sensibilité aux conditions initiales se retrouve dans les rituels religieux comme la messe où la plupart des participants ont oublié ce qu’elle représente, la suivant machinalement, désignifiée, mais marquée par la cyclochronie du dimanche avec le gâteau qui suivra le repas familial dominical. Si l’on utilise ces méthodes, on n’a plus rien à faire avec la liberté métaphysique, mais seulement avec les degrés de liberté des systèmes analysés, en présence de contraintes diverses. On peut les appliquer à l’évolution des petites îles comme les îles Lipari, ou à celle des villes nouvelles. sans s’étonner de leur divergence normale, dues à divers facteurs. Pour sortir de la logique classique binaire, L.A.Zadeh a formalisé la théorie des sous ensembles flous qui permet de décrire rigoureusement un gris en montrant son appartenance partielle au blanc et au noir. On pourra aussi comparer des gris entre eux selon qu’ils appartiendront plus au noir qu’au blanc et inversement. J’ai montré, que sur une échelle d’items constituée de couples d’antonymes, on pouvait effectuer des descriptions de diagnostics psychiatriques beaucoup plus rigoureuses que la simple case habituelle. La logique floue de Zadeh est aussi intéressante, mais la logique booléenne conserve tout son intérêt, par exemple pour montrer le trouble de la distinction des classes d’objets chez les schizophrènes. La théorie des catégories, avec ses flèches, transformations, morphismes et structures devient un outil intéressant pour traiter la cognition et les identités, ainsi que les flux temporels. Bref, toutes ces méthodes, et d’autres, comme les diverses logiques mises au point récemment, sont des outils que l’on doit choisir en fonction des problèmes posés et des informations disponibles. On ne doit jamais s’enfermer dans la formalisation comme le logicien de la pièce « Le rhinocéros » de Ionesco. La théorie des jeux ne devient maintenant intéressante, que parce qu’elle est sortie de ses équilibres du départ (comme les jeux à somme nulle), pour évoluer vers l’étude des déséquilibres et des informations partielles. On doit toujours confronter le modèle proposé avec l’expérience. A mon tour, je vais proposer un modeste modèle hypothétique concernant certains aspects de la cognition ; il me semble vraisemblable.
10.3) LA CONSTRUCTION D’UNITES
Comment fonctionne la perception, dans son schéma général ? Au temps T° dans un espace E° je me trouve en présence d’une situation-stimulus inconnue. Si je n’identifie pas rapidement la situation, je réagis par une mise en tension tonique du corps et d’éveil non spécifique qui va mettre en route mes capteurs sensoriels : ils vont transmettre aux aires primaires sensorielles les informations élémentaires et moduler les systèmes non spécifiques. Des réflexes d’orientation vont focaliser spatialement l’information.
Si l’information disparaît rapidement (bang supersonique), j’en suis quitte avec cette mise en tension, puis on revient à la situation antérieure.
Si l’information dure, deux cas se présentent : c’est inintéressant et je passe à autre chose, c’est à dire que les stimuli vont se confondre avec le fond de la situation, ou devenir un bruit ; ou bien, c’est intéressant et je cherche à comprendre la situation « Intentionnellement ». Je recherche des invariants et complète mon exploration par d’autres canaux, tactiles par exemple, puis je cherche par habituation, à classer cette situation- stimulus dans mon registre de connaissance. Pour cela, je recherche dans ma mémoire des antécédents aussi proches que possible des indicateurs actuels et finis par construire une unité de la situation que je peux, soit identifier à une connaissance antérieure, soit décider qu’elle présente une différence par rapport à mes connaissances, ceci, à l’aide de processus d’analyse et de synthèse.
Quoi qu’il en soit, j’ai construit, aussi bien que possible, une unité, en établissant des liens entre les éléments perçus, ce qui va me permettre de donner à cette situation un sens par une interprétation (indispensable mais toujours récusable) ; selon les cas, elle sera vraie ou fausse ou approchée, mais dans les cas inconnus ou mal connus, c’est l’expérience temporelle de l’action dans cette situation qui va me permettre d’en avoir une idée progressivement plus juste (pour moi, pas forcément objectivable).
J’ai ainsi construit un élément du monde que je juge appartenir à une certaine classe d’objets. J’ai ainsi associé une perturbation interne à une modification du milieu.
Je peux alors comprimer les informations que j’ai transformées en une unité, et éventuellement lui donner un nom, mais ce n’est pas nécessaire tant que je n’ai pas à en rendre compte à autrui.
Si, par contre, la situation-stimulus est connue, c’est à dire qu’elle correspond à une perturbation interne, j’ai décomprimé l’unité qui lui correspond, vérifié l’identité à la fois de ses composants et de ses liens. Le processus est très rapide avec des fonctions automatiques, surtout inconscientes, mais qui peuvent émerger à la conscience.
Ce schéma est compatible avec les propositions de David Marr, car la compression dont je parle renvoie à l’activité symbolique.
Ce modèle est proche de celui des monades interconnectées de Leibniz ; la seule différence avec ce philosophe, c’est que les unités que nous agrégeons peu à peu en les comprimant en unités plus complexes, se dirigent vers un tout inatteignable, n’ont rien à faire avec un « Tout divin », mais avec une recherche d’un « Tout personnel ». Nous avons viscéralement besoin du tout et de ses parties et c’est notre référentiel de croyance qui va donner un nom à « notre tout » différent de celui des autres. Ainsi, le concept de Dieu, Tout Unitaire Global, n’entre pas dans le modèle, que Dieu existe ou non. La théorie du Tout, pas plus que la fin de l’histoire ne sont pour demain…
11) SYNTHESE
Il faut donc étendre aux informations les concepts d’anabolisme et de catabolisme. L’analyse détruit et la synthèse reconstruit, avec de nouveaux liens, nos modèles du monde, de même que notre digestion détruit des molécules externes (en soi) que notre corps reconstruit autrement (pour soi).
Bien entendu, cette compréhension est toujours très limitée, organisée localement par notre action, nos expériences historiques ; l’affectivité, les référentiels de croyance, vont y contribuer de telle sorte que la pensée magique n’en est pas exclue et la rationalité totale demeure un rêve inaccessible.
C’est le désir (le manque) et l’Intentionnalité qui orientent nos comportements.
On a remarqué que je n’ai pas parlé de la création artistique ni de l’esthétique ; mais c’est parce que pour moi, toute notre activité est une création personnelle, qu’il s’agisse de perception, d’action ou de poésie ;elle comporte une part prosaïque et une part poétique ; l’esthétique est donc un facteur fondamental de ces constructions personnelles, y compris au niveau du choix des modèles.
11.1) COHERENCE ET CONGRUENCE : LE MODELE DU PROJET ARCHITECTURAL, DE L’IMAGINATION A LA CONSTRUCTION
On trouvera dans la base de données l’exemple du parti architectural, qui est le cas qui me semble le plus explicite du passage du désir de celui qui fait la commande d’un bâtiment, le client, à sa réalisation par un autre, l’architecte. Celui-ci doit imaginer comment y répondre, à travers divers contraintes, pour que ce qui sera construit soit utilisable par d’autres hommes.
Cet exemple est typique de la constitution d’une unité cohérente réelle à partir de l’imagination créatrice et reproductrice. Un bon parti d’architecte est un choix qui a une cohérence interne forte et une congruence avec l’environnement existant qu’il doit compléter, y compris au niveau symbolique, sans diminuer les degrés de liberté des futurs utilisateurs, mais, si possible, en les augmentant.
11.2) LES FRONTIERES
Un autre exemple spatial est intéressant, celui des frontières de communes, de propriétés privées, d’Etats… qui sont des limites indiquées des pouvoirs qui s’exercent sur des territoires théoriques, administratifs, ou privés. Elles fonctionnent sur un mode binaire qui oppose le dedans de la frontière et le dehors. Dans la nature, il existe bien des limites des écosystèmes qui vont déterminer des biotopes différents pour des biocénoses ; mais leur grosse différence est que ces limites, les écotones, sont assez floues et qu’en général, elles sont plus riches en organismes vivants que chacun des écosystèmes adjacents, car lieux d’échanges intenses comme les mangroves par exemple.
Les limites administratives ne recoupent les comportements humains que lorsqu’une dictature s’exerce à l’intérieur d’une frontière, on retombe alors dans les systèmes clos, le théorème de Gödel…
La carte n’est pas le territoire sauf pour le rôle du maire de la commune, d’un chef d’Etat, etc. Il serait intéressant d’utiliser les sous-ensembles flous pour traiter les problèmes des banlieues et l’environnement naturel d’une ville.
11.3) SIMPLICITE ET COMPLEXITE ; LE MOTEUR EST LE DESIR D’ATTEINDRE UN BUT
Pour en revenir à Poincaré, ne sont simples, pourrait-on dire, que les choses que j’ai construites avec tous leurs liens, pratiquées si souvent qu’elles me sont familières et que je n’y pense plus, car je les ai simplifiées en unités banalisées, comprimées et décomprimées à la demande.
La phylogénèse a abouti à un modèle étrange, l’Homme, animal néoténique, qui ne dispose pas de toutes les solutions antérieures d’autres espèces, mais qui possède un système de traitement différé de l’information, un cerveau préfrontal d’organisation du projet, une imagination créatrice par l’émergence d’associations d’idées rares. Bref, c’est la souplesse, l’adaptation au milieu changeant qui caractérisent notre espèce en lui permettant d’assouvir beaucoup plus de désirs que toutes les autres espèces animales. Ainsi la souplesse, par rapport à la rigidité relative des comportements des autres êtres vivants, caractérise ce sommet (actuel ?) de la phylogénèse. Ne dépendant plus guère du milieu, l’homme dépend par contre beaucoup plus que les autres animaux de ses pairs, d’où les conflits et l’agressivité intra-spécifique maximale de la guerre.
La richesse de la biodiversité doit s’accompagner du maintien de la sociodiversité (Pelt) qui permet au mieux l’affirmation de l’identité, à condition que quelques su-perprédateurs humains ne confisquent les ressources et les pouvoirs ; l’activité des relations en réseaux devrait permettre cette régulation.
11.4) L’HOMME, TISSEUR DE LIENS : LE WEB ET MOI
L’objectivité n’est, après tout, que le PGCD des subjectivités ; pour qu’elle soit attirante, il faut bien que nous ayons un intérêt personnel pour l’atteindre ; il ne peut être que d’ordre affectif, avec introduction de dimensions personnelles « poétiques ». Les modèles que nous construisons n’ont d’intérêt que s’ils fonctionnent (ou si nous le croyons). Je pense qu’il faut donc revaloriser la subjectivité. Elle est relativement vraie, mais indispensable. Pour Kitaro Nishida,la réalité est une auto-unification du sujet et de l’objet. Le temps et l’apprentissage vont nous enseigner la pratique du monde ; perceptions et comportements sont des processus actifs. Notre programme génétique constitue des potentialités multiples, que nous actualisons, en les limitant, pour les rendre opérationnelles. Nous cherchons, à travers le peu de degrés de liberté résiduels les solutions au passage à travers les contraintes du labyrinthe du monde, d’où le fil d’Ariane qu’on suit ici. Mais notre logique, confrontée aux objets réels est toujours floue (Grize) ; on pourrait parler de la rigueur du flou. Nous raisonnons toujours localement sur un « Un » qui est la norme de l’esprit, le sujet fonctionne en acte, non en substance (Magnard). Le « Je » s’auto-construit pendant toute l’existence. La fluidité temporelle des systèmes remplace peu à peu les rigidités statiques des siècles précédents. Nous fonctionnons, comme les araignées en tissant notre toile par construction et auto-construction simultanées de notre monde et de nous-mëmes.
On doit, me semble-t-il dépasser les théories de l’empreinte, de l’attachement, de la relation d’objets… pour faire une théorie du lien. C’est actuellement un concept très abstrait, bien que Cyrulnik parle souvent de « tricot » à ce sujet. Nous avons vu combien ce concept d’entrelac de fils est présent dans toute la mythologie. L’homme a toujours tissé des liens réels par les routes, chemins, chemins de fer, trafic maritime et aérien, liens affectifs avec d’autres êtres,des lieux, liens relationnels en mathématiques, magiques avec différentes entités réelles ou imaginaires,religieux avec les dieux et leurs substituts, linguistiques dans une langue, symboliques dans divers systèmes de pensée. Divers référentiels de croyance permettent de relier N d’entre eux par rapport à un point O d’origine d’axes othogonaux dans un plan, ou un volume à trois dimensions ou plus. Les programmes informatiques actuels montrent qu’on peut traiter séparément les données ponctuelles d’une part et les liens qui les unissent (localement dans une procédure ou en général dans le programme). Si le Web a eu le succès que l’on sait, c’est que comme un outil prolonge la main, il permet, par sa structure de remplacer à la demande, tous les liens potentiels entre les ordinateurs branchés, en liens réels par nos clics (actifs) entre deux ou plusieurs pensées qu’il fait communiquer par un signifiant sur écran. Le Web est comme la langue, on y trouve le pire et le meilleur. Mais, comme dans la réalité, des sites de référence, des discussions permettront d’y optimiser la connaissance, et de réduire le bruit. Seule l’information peut détruire l’information en théorie de l’information, mais c’est aussi vrai au niveau du sens.
P.-S. J’ai ainsi essayé d’esquisser les conditions d’apparition du sens par notre fabrication de liens entre des « perturbations » de notre cerveau du fait de leur apparition synchrone(cf. loi de Hebb) ou de leur succession(causalité, conditionnement, relations stochastiques). Mais, ceci n’est possible qu’en fonction de notre affectivité, de nos désirs et craintes, dans les limites de nos degrés de liberté. Seuls nos rêves et fantasmes peuvent se développer librement. Dans l’idéal, comme le disait Sartre, on est libre quand on veut ce que l’on fait.